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montagnes

PUBLICATIONS XXXVIII

Récit fictionnel

Danseur professionnel

JEAN-MICHEL TARTAYRE

 

 

 

 

LE JOURNAL D’ART JUNGLE

La Danse des Planteurs

 

 

 

 

Récit fictionnel

 

 

 

 

 

 

 

Les journées sont tranquilles depuis notre dernière intervention auprès de la tribu du nord vivant sous l’égide de Femme-Soleil. Il pleut beaucoup parfois, mais le temps n’empêche jamais mon avancée dans la barque, soit que j’utilise les rames, soit que j’utilise le moteur, selon la distance à réaliser. Les denrées alimentaires que je transporte sont d’excellente qualité, toujours. Nous ne plaisantons jamais sur la qualité du produit.  Et je suis fier de servir les populations dans le besoin en cette période difficile qui affecta au total 50 tribus. J’entre dans la deuxième moitié du semestre, durant lequel ma mission est prévue. Chaque jour est un jour nouveau pour moi. Le cadre institutionnel dans lequel je sers au titre de passeur temporaire est ma raison de vivre, car j’ai conscience que mon service demeure une nécessité eu égard à l’amélioration des conditions de vie des peuples ayant subi les orages et les tempêtes qui se sont abattus sur la grande forêt. Néanmoins, les villages que nous fournissons parviennent peu à peu à se suffire, au terme de nombreux travaux de nettoyage et de réfection que chaque habitant a su gérer de façon optimale. On se doit de saluer leur bravoure. Aussi, n’ai-je maintenant, sur ma liste de commandes et de livraisons, plus qu’une vingtaine de tribus, bien loin des cinquante des premiers mois. Aujourd’hui, j’ai choisi les rames plutôt que le moteur, étant donné que ma journée s’organise autour de la desserte de 10 villages. Il y a du Soleil, quoique discret derrière la masse nuageuse. La pluie a cessé depuis une heure. J’ai enlevé ma capuche, mis le bob et les verres fumés. Je progresse tranquillement, d’une plateforme à l’autre. Tout est calme. Je suis les courants du fleuve ; ils sont un moteur naturel et, par surcroît, silencieux. Je me fonds dans l’élément tels l’oiseau, le fauve, le reptile ; en parfaite symbiose avec la nature. Je respecte le timing. Je connais le lieu et la langue des porteurs qui m’attendent, ils connaissent la date et l’heure où je viens livrer leur nourriture. C’est un contrat de confiance inébranlable, ratifié entre nos Nations respectives. Je suis heureux de servir mon pays. Je suis heureux de servir les foyers dans le besoin.

 

 

 

Ce matin. 8 AM. Tandis que je m’apprête à sortir, après avoir embrassé mon épouse et nos enfants, je reçois un appel : « Jungle. Ici votre Commandant. Nouvelle intervention. La région nord, vous ne l’ignorez pas, fut durement touchée par la dernière tempête et le déluge qui a suivi. Il s’agit d’intervenir pour replanter un champ de canne de 3 ha. Vous partez quinze jours avec la même Unité que celle de l’affaire Femme-Soleil. Mais le lieu et les conditions actuelles ne nécessitent pas que vous livriez aussi les denrées. Pendant cette période, vous êtes remplacé par le Sergent T. qui assurera votre service de passeur / livreur, comme d’habitude. Passez au Bureau du Port. Dans 30 minutes. Je vous attends. » J’embrasse mon épouse et nos enfants, après avoir fait mon sac et les avoir prévenus quant à la durée de mon absence. J’arrive au Bureau du Port. Le Commandant me demande de m’asseoir puis me montre sur la carte murale la zone géographique de l’opération. « Voyez Jungle. C’est au nord. L’avantage c’est que vous êtes en bord de mer, cette fois. Vous dormirez, avec les autres membres de l’Unité, dans la caserne de notre Régiment. La caserne se situe de fait près du Beach Resort. Le champ à replanter, je vous l’ai dit au téléphone, compte 3 hectares. Il est, par ailleurs, l’une des propriétés du directeur du Resort. Quinze jours suffiront. Le Capitaine L. est prévenu depuis 6 AM. Il vous attend sur le quai avec vos coéquipiers devant le hors-bord. Vitesse, 10 nœuds, Lieutenant. N’oubliez pas. Je m’adresse en l’occurrence à l'officier de la Brigade Fluviale que vous êtes aussi. Vous remontez le fleuve jusqu’à la mer. Il vous faut environ 5 heures pour arriver à la caserne, même en comptant les éventuelles mais nécessaires pointes de vitesse. Je veux parler du passage de l’affluent, ici. Cet affluent est très puissant. Il a beaucoup plu ces dernières semaines dans la zone nord. Nous constatons à cet endroit précis que le fleuve est toujours en cru. De plus, il s’agit d’un passage rétréci, situé dans le prolongement d’un coude du fleuve. Nos G.P.S. Traceurs de carte indiquent la présence de trois tourbillons extrêmement dangereux. Pour cette dernière raison, vous prenez le V 12 et l’équipement adéquat. Je dirais, pour résumer, qu’il vous faut entre 5 heures et 5 heures 30. Vous déjeunez tous dans le bateau bien sûr. Pensez aux corvées à votre arrivée au port, celle du bateau et celle de la caserne. Tout à l’heure, après l’accostage donc, comme le jour de l’appareillage. Nous devons être absolument intraitables en matière d’hygiène et de sécurité. Rompez Lieutenant. Je vous revois au retour. »

 

 

Nous partons à 9,15 AM. Le temps de charger nos sacs dans le bateau, de placer les deux chiens de défense sans qu’ils soient perturbés par le voyage. Le Capitaine L. nous a aussi rapidement briefés sur la situation avant que je démarre les moteurs. « Messieurs, comme vous le savez, nous avons plus de 100 km à faire pour nous rendre sur le lieu de notre nouvelle opération, un champ de 3 hectares dévasté en raison des fortes pluies qui ont sévi sur la région nord il y a un mois maintenant, malheureusement après la tempête qui remonte, quant à elle, à quatre mois. Les plants de canne à sucre ont été asphyxiés, noyés. C’est la bonne période pour replanter. Nous sommes début mai. Il nous faudra arracher, couper, les plants morts et semer. Les machettes, le matériel réservé à la culture et au transport nous sont fournis par l’exploitant. Nous mettrons les chiens au chenil de la caserne, une fois sur place. Dans tous les cas, ils nous seront utiles lors des nuits de garde que nous devons bien évidemment assurer. Enfin, pour dernière info, le trajet ne sera pas reposant. Des questions ? … Non. On y va Lieutenant. » Vitesse limitée à 10 nœuds, nous quittons le port et la grande ville sans nous retourner, sortons de la lagune. Devant nous le fleuve et son horizon d’azur végétal proposent leur perspective inconnue. Nous savons où nous allons mais la vigilance s’impose afin que chacun puisse prendre la mesure du moindre danger, de l’accident. La vigilance est l’un de nos attributs naturels, un des secteurs de la raison, soit de la suprême instance. À l’image de la raison, la vigilance ne connaît pas de faille. Nous progressons parmi le paysage de l’étendue silencieuse ; silencieuse de ce silence harmonieux qu’agrémente parfois le vol chromatique d’un perroquet, les piaillements et les chants, l’éclair d’un bond de singes sur les remarquables branches vertes, dont notre passage anime la curiosité, l’immersion soudaine des caïmans depuis la berge, le doux clapot du bateau sur une eau parfois trouble en raison du débit, le bruissement de la canopée massive. Nous aimons la nature. Aucun doute sur le fait que nous sommes les enfants de la nature, c’est-à-dire des personnes avisées.

 

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Nous déjeunons, les uns et les autres, d’un sandwich au surimi, salade, mayonnaise, assorti d’une bouteille de 50 cl d’eau minérale, ensemble livré par notre intendance et préparé avec soin par notre Chef cuisiner et sa brigade. Les deux maîtres-chiens nourrissent leurs animaux de croquettes et de l’eau contenue dans un jerricane, ce dans leurs mangeoires respectives. Nous sommes presque à l’arrêt, mais je maintiens toutefois la marche du hors-bord à 4 nœuds. Le repas terminé, je pousse sensiblement la machine jusqu’à la vitesse de 12 nœuds. « Il nous reste 1 h 30 de trajet, Lieutenant … » m’informe le Capitaine L.

« Méfiez-vous du passage difficile, à 2 km, est-nord-est, c’est là que se jette l’affluent, après le coude étroit du fleuve. Ledit passage difficile s’étend sur 4 kilomètres … » précise-t-il en me montrant le G.P.S. Je jette un coup d’œil sur la carte électronique. En effet, les courants du fleuve à cet endroit sont très puissants, à tel point qu’ils forment plusieurs tourbillons qu’il est impérieux d’éviter pour ne pas nous laisser engloutir et périr. La noyade, la faune aquatique et le naufrage sont les trois risques majeurs lorsqu’on s’aventure sur les eaux du grand fleuve. Ce n’est pas une zone de croisière. Il s’agit dès lors de demeurer ferme aux commandes, derrière le parebrise du hors-bord, les yeux grands ouverts sur la perspective et sur les 3 degrés du champ de vision. Je mets l’équipement. « Nous y sommes, Messieurs. Mettez la cagoule et le casque intégral. Tenez les chiens. Bouclez les ceintures. » Le Capitaine, après s’être tourné vers nos compagnons afin de leur communiquer l’information, s’assoit maintenant sur le siège du copilote et boucle à son tour la ceinture. « On vous fait confiance Lieutenant. C’est à vous … » conclut-il. Je sens les premières secousses de la machine, malmenée qu’elle est par la dynamique des courants contraires, lesquels peu à peu aboutissent à la jonction formidable de deux forces, la force centrifuge et la force centripète. Mon objectif est de ne pas subir le phénomène de la deuxième. Ce sont des vagues nombreuses qui heurtent la coque du hors-bord, à la poupe et sur les côtés. Je ne peux pas ralentir, encore moins couper les moteurs, étant donné que c’est la mort assurée. 200 mètres à notre gauche, ouest-nord-ouest comme l’indique la boussole, c’est le premier tourbillon. Il a une force d’attraction incroyable. À fortiori, le passage est étroit et paraît même s’enfoncer dans la forêt, qui gagne ici beaucoup d’espace. Je connais la machine. J’accélère progressivement le long de la berge pour atteindre au niveau des 200 mètres, en ligne droite, la vitesse de 100 nœuds. Le bateau cabre normalement et passe. Nous savons tous, passagers et pilotes, qu’à cette vitesse le champ de vision s’inscrit dans une phase d’immobilité et que la surface de l’eau a la densité d’un mur de béton. Par surcroît, la température de l’air diminue sensiblement. La cagoule et l’intégral micro + écouteurs sont, pour ces trois raisons, indispensables. Je vois le deuxième tourbillon sur l’écran du G.P.S. Traceur de carte, sur la droite, énorme. « À 2 kilomètres, Lieutenant … » précise le Capitaine. Je ne peux poursuivre en ligne droite. J’oriente légèrement à bâbord en suivant aussi la boussole du tableau de bord, selon un angle de 7° Ouest, soit entre les deux gouffres aquatiques. Nous atteignons aux 1000 mètres la vitesse de 160 MPH. J’ai le sentiment de réaliser un slalom aérien. Nous passons le deuxième maelström mais je ne peux m’en apercevoir que grâce au G.P.S. « Le dernier, à 2 kilomètres Lieutenant. Nord-ouest. » me dit le Capitaine dans les écouteurs. Je rétablis alors la trajectoire aussitôt, en une seconde, selon un angle de 14° Est. 28 secondes après que le Capitaine L. m’a donné l’information, nous évitons le dernier maelström. Je ralentis aussitôt et repasse à 10 nœuds. Le Capitaine se tourne à nouveau vers nos compagnons, puis me dit : « OK Jungle. Rien à signaler. » Nous détachons les ceintures et retirons l’équipement spécial. L’officier ingénieur, le Lieutenant C., prend la parole :

« Messieurs, nous serons à la caserne dans 1 heure. »

 

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16 h 15. Nous arrivons au port militaire de la zone nord, à deux kilomètres de la caserne. Le Capitaine L. m’aide à amarrer le bateau. « Lieutenant, vous restez 30 minutes sur place pour la corvée de nettoyage du hors-bord. Nous nous occupons tous les six de celle de la caserne. Les maîtres-chiens mettront en priorité les deux malinois au chenil, surveillé par un homologue. On se retrouve dans 1 heure. » Je m’occupe avec soin de laver le bateau ; d’abord, avec le jet d’eau puissant du quai, puis j’utilise le balais-éponge sur quoi j’ai ajouté le Savon de Marseille liquide. En demi-heure, le bateau est nickel. Je verrouille enfin les moteurs, prends mon sac et emprunte un raccourci par les petites rues en pente ascendante de la cité afin d’être présent à la caserne dans les délais que me fixa le Capitaine L. Je suis attendu dans la cour de la caserne par le Commandant en Chef du Régiment affecté dans la zone nord ainsi que par le Capitaine L. Ils interrompent leur discussion quand ils m’aperçoivent. Je me rends au-devant d’eux et me mets au garde-à-vous. « Lieutenant Jungle, mon Commandant. Il nous a mené à bon port. », dit le Capitaine en me présentant. « Bien. Soyez le bienvenu Lieutenant. Le dortoir est au deuxième étage. Première porte à ma gauche. Vous montez les escaliers. Le mot de passe. Le voici. Il est personnel. On vous attend avec vos cinq collègues de l’Unité dans 15 minutes ; ici même. À tout à l’heure. » Je regarde le mot de passe gravé sur une carte magnétique que j’intègre ensuite dans un bloc métallique muni d’une fente, réservé au verrouillage et à l’ouverture des portes. Je dépose mon sac dans l’armoire qui m’est attribuée pendant que mes compagnons discutent un brin. Je mets mon uniforme et nous nous présentons à l’heure dite dans la cour, au garde-à-vous devant le Commandant et le Capitaine. Le Commandant dit alors : « Messieurs, vous êtes ici pour participer à la reconstruction de la Zone Nord qui, vous le savez, a connu récemment la tempête et les inondations. Il nous revient de répondre aux besoins de la population et, en particulier, de la population des agriculteurs qui fut la première à subir les dommages. Vous avez quinze jours pour aider les exploitants du champ de canne de 3 hectares situé à 15 km de là, à l’Est. Votre objectif est de couper et de replanter la canne sur toute la superficie. Nous vous faisons confiance. Un débriefing a lieu tous les soirs dans la salle de conférence. Il sera dirigé par votre Capitaine. Dès aujourd’hui, vous allez prendre contact avec l’exploitant afin de planifier votre quinzaine. Un camion est à votre disposition au garage. C’est tout. Rompez. »

 

 

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Nous sortons de la caserne en camion. Le Capitaine conduit. À ses côtés, l’officier ingénieur. Je fais partie du groupe des cinq soldats assis sur les bancs de l’habitacle arrière. Vitesse 80 km / h. Il m’arrive de regarder au-dehors le paysage quand je ne discute pas avec mes coéquipiers. La route longe une petite falaise d’où nous pouvons assister au spectacle de l’océan, étendu jusqu’aux limites du ciel. Il fait beau de surcroît et tout est azur. La lumière inonde. Je consulte mon Galaxy ; la température de l’air est de 26°C. Nous passons enfin devant le Beach Resort, signe que nous approchons de la ferme de l’exploitant, étant donné que le lieu de notre opération se trouve à 4 km de ce complexe hôtelier. Nous savons aussi que ladite ferme de l’exploitant est la propriété du directeur du Beach Resort. Nous entrons maintenant dans un domaine luxueux après que le Capitaine a averti l’exploitant de notre arrivée par le biais de l’interphone du portail aux multiples dorures. C’est dès l’abord un grand parc orné d’immenses jardins à la française qui donne sur un parking de gravier marbre blanc, au centre de quoi apparaît le château de 30 mètres assorti de quatre grandes tours. Cet édifice est fait des pierres de taille de grès et de granit de la région. Devant sont garées des voitures de marques prestigieuses, des bolides au demeurant. Un homme vient à notre rencontre, sitôt que nous sommes sortis du camion. Le Capitaine lui demande s’il parle français après m’avoir commandé de m’approcher. Il répond dans un français un peu hésitant au début puis parvient à s’exprimer très clairement. Il parle avec un fort accent portugais. Il nous explique d’abord qu’il est l’exploitant de l’immense propriété agricole du directeur du Beach Resort, ensuite qu’il exerce à titre d’ingénieur agronome et d’intendant sur le domaine ; ajoutant enfin : « Depuis un mois, Senhores, la terre a pu sécher. Nous avons commencé à transplanter dans la majorité des champs de canne. Notre domaine viticole est heureusement moins endommagé. Notre nouveau millésime s’annonce même de bon aloi. S’agissant du champ de canne pour lequel nous requérons votre aide, c’est une aire qui a subi de gros dommages lors de la période des pluies torrentielles. Le travail consiste parfois à couper quand le plant est trop long, mais surtout à déraciner pour replanter, selon les normes d’intervalle préconisant 1,80 mètre entre deux sillons, 0,4 mètres entre deux plants. Nous vous fournirons bien sûr les bêches, les machettes et le terreau pour le semis, soit 1 / 4 de terre franche, 1 / 4 de terreau horticole, 1 / 4 de pouzzolane et 1 / 4 de terre de bruyère. C’est la loi. Quatre membres de notre personnel d’ouvriers et de techniciens travailleront avec votre équipe. Nous commençons tous les matins à 7 AM. Le mois de mai nous est favorable Senhores soldados. Notre irrigation est optimale. La terre est saine maintenant. Nous devons en profiter pour accomplir ce travail. » Après son discours, l’exploitant nous accompagne sur le lieu de notre opération, le champ de canne de 3 hectares. Cela me paraît grand. « Quatorze jours suffiront Soldats ! Nous ferons tout pour accomplir cette tâche, quitte à renforcer le dispositif … » dit avec clairvoyance le Capitaine L.

 

 

8 PM. Nous dînons au mess de la caserne. Le Capitaine s’entretient avec l’officier ingénieur à propos de la planification du travail au champ à réaliser. Le Lieutenant C. dit :

« – Sachant que nous sommes sept membres de l’Unité, plus les quatre ouvriers et techniciens de l’exploitation, nous sommes onze à effectuer la transplantation. C’est un calcul simple. Sachant aussi que, parmi les membres de notre Unité, nos deux collègues Maîtres-chiens se relaient selon le rythme d’une nuit sur deux, avant d’être eux-mêmes relayés par une patrouille de deux gardes de la caserne à 3 AM, nous travaillerons par conséquent à six au lieu de sept, dans tous les cas, ce pendant une demi-journée, soit chaque matin, jusqu’à l’arrivée du septième collègue vers midi à bord de la jeep que le Commandant en Chef a mis à la disposition de chacun d’eux. L’idéal est, je crois, de constituer des groupes de deux ; donc cinq groupes de deux. Mais l’effectif, nous le verrons dès demain, demeure insuffisant. La répartition des tâches se conçoit aisément ainsi toutefois : un premier homme pour couper, mais surtout bêcher ; un deuxième homme pour planter.

– Ce qui revient à combien de boutures à remettre en terre par sillon, s’il vous plaît Lieutenant ?

– 1500, Capitaine.

– Pour un total de 225000, n’est-ce pas Lieutenant ?

– 225000. Tout à fait, mon Capitaine.

– Soit. Je le pressentais lors de notre conversation avec l’Intendant et vous confirmez le fait Lieutenant, nous sommes en nombre insuffisant.

– C’est exact. Deux semaines ne suffiront pas, Capitaine. Et ce, même si notre collègue Maître-chien ayant effectué la garde de nuit constitue un atout majeur dès son arrivée. Un véritable gain, en matière de main-d’œuvre et de rendement, mais beaucoup trop insuffisant.

– Faisons l’essai demain, Lieutenant. Nous aviserons au soir, lors du débriefing. »

Au sortir du mess, certains d’entre nous vont regarder la télé, d’autres écouter la radio FM dans le dortoir. Le camarade Maître-chien qui doit assurer sa première garde de la quinzaine discute avec le Lieutenant C., avant de se diriger vers le chenil. Pour ma part, je monte au dortoir. Mon épouse vient de m’adresser un SMS pour me dire que tout va bien pour elle et nos enfants. Songeant à mon épouse et à l’azur au-delà des dunes que j’eus l’heur de contempler en début d’après-midi sur la route du littoral, je me suis assis au bureau du dortoir, un stylo à la main et mon bloc-notes ouvert sur une nouvelle page. Je m’en remets aux rythmes de l’Instant du Poème :

 

 

                  SUR LA DUNE FLEURIE

 

C’est un essor fabuleux de l’enthousiasme,

L’écriture, grâce au bon sens jubilante,

Bien dont s’orne l’œuvre d’art et – sans fantasme –

Qui propose aux sens telle forme charmante.

Forme, c’est-à-dire une sorte de chiasme

Autour de quoi l’hymne prend forme et enchante

L’âme que l’on dit ravie par enthousiasme

Précisément, étant donné qu’elle chante

De joie émue à l’azur et aux fragrances

Dont la plage la rend témoin sur ce faîte

Nommé dune où elle se tient, fière et grave,

Tantôt couchée pour écrire des romances,

Tantôt debout et les disant dans sa tête

Car demain est le jour de chanter en brave.

 

7 AM. Nous formons les équipes de deux sur le terrain à replanter. Le Capitaine me propose de travailler avec un ouvrier du domaine. Les équipes sont vite constituées. Nous commençons ensemble, d’après la méthode d’une équipe par sillon. Il y a au total 150 sillons couvrant la surface du champ de canne. L’ouvrier et moi, en cette première matinée de labeur, sommes affectés sur le premier. Les quatre autres équipes s’affairent respectivement sur les quatre sillons qui le succèdent. Pour ma part, je bêche avant de sortir la racine du plant, tandis que mon coéquipier replante et place le terreau déposé dans une brouette. Chaque plant nous prend en moyenne 5 à 6 minutes de travail. À la fin de la journée, 7 PM, chaque équipe n’a pu transplanter que sur la moitié d’un sillon. Lors du débriefing, l’officier ingénieur prend la parole : « Vous avez pu le constater, mon Capitaine, notre effectif est très insuffisant pour réaliser l’opération dans un délai de … treize jours, maintenant. Au mieux, il faudrait vingt-deux ouvrières et ouvriers pour renforcer le dispositif. Au moins, le nombre de quatorze pourrait suffire, mais il manquerait 6 sillons à transplanter au soir du treizième jour. Il nous faudrait en ce cas un renfort de huit personnes durant les deux dernières journées. » Le Capitaine se lève alors de son bureau et, sortant de la salle de conférences, nous dit qu’il va tout de suite communiquer l’information au Commandant en Chef. Au moment du dîner, fixé à 9 PM, le Capitaine L. arrive avec 20 minutes de retard, tandis que nous nous apprêtons à quitter le mess. Il est accompagné du Commandant, qui prend aussitôt la parole : « Avant que vous ne partiez, Messieurs, j’ai l’honneur de vous informer que nous aurons l’effectif nécessaire, dès demain. Aucune inquiétude. L’Intendant m’a confirmé tantôt au téléphone qu’il procédait immédiatement à la planification du travail, eu égard au personnel recruté, enfin que sept nouvelles équipes de deux complèteraient les équipes déjà en place. Cinq femmes font partie des quatorze personnes retenues par la Directrice des Ressources Humaines de l’entreprise. Enfin, huit personnes supplémentaires seront recrutées pour aider les douze équipes déjà en place, ce durant les deux dernières journées, la douzième et la treizième.  Nous renforçons donc le dispositif. L’Intendant reconnaît qu’il s’agit là d’une priorité. Bonne soirée Messieurs. » Puis, s’adressant au Capitaine L. « Je vous en prie Capitaine. Je mange avec vous. »

 

 

Je comprends que notre Commandant en Chef exige de notre Unité qu’elle procède à une transplantation complète et accomplie dans les délais. Il nous est demandé de refaire la moindre parcelle du champ. Nous sommes, au deuxième jour de travail, en nombre suffisant pour réaliser la tâche. 7 AM. Je bêche et sors la plante de terre jusqu’à une bonne longueur de racines, étant donné qu’elles se répandent dans le sol à une assez grande profondeur. Si nécessaire, je coupe avec la machette lorsqu’elles sont trop enfoncées. Après quoi, mon coéquipier remet la terre à niveau et bouture. En milieu d’après-midi, les cinq premières équipes, celles que nous avions formées la veille, ont terminé leurs sillons respectifs. Puis le Capitaine L. nous dit : « Il faut que ce soir, 7,30 PM au plus, nous ayons fini les 12 premiers sillons. Que chacun d’entre nous aille prêter main forte aux sept nouvelles équipes. Un ou deux en renfort. Jungle, vous et votre coéquipier, vous restez à deux pour aider l’équipe 6. » Ensuite, le Capitaine parle au Maître-chien arrivé à midi : « Sergent, vous venez avec moi, s’il vous plaît, pour renforcer l’équipe 12. » Enfin, s’adressant au Lieutenant C., notre ingénieur : « Lieutenant, vous et votre coéquipier, vous rejoigniez l’équipe 7. Chacun des trois collègues qui restent à répartir, soit le Sergent J., deuxième Maître-chien, le Lieutenant H., Moniteur sportif, le Lieutenant R., Technicien de Maintenance, va aider, seul ou avec l’une des deux ouvrières, l’un des deux ouvriers, avec qui il fait habituellement équipe, les quatre nouveaux groupes de travail. Sur ces cinq personnes restantes, trois doivent aider à titre individuel pour former au demeurant trois groupes de trois. Le Capitaine L. laisse à chacun d’eux le choix de rester seul ou avec sa coéquipière, son coéquipier :

« Vous n’êtes que deux à pouvoir rester ensemble. Trois d’entre vous doivent rejoindre seuls, nécessairement, les trois équipes qui n’ont encore personne parmi les sept. Sachez Messieurs, je le redis, qu’à 7,30 PM les 12 sillons doivent être transplantés. Il est 15 h 30. Il nous reste 4 heures. Bon courage Messieurs. » L’ordre est immédiatement entendu par nos trois collègues et les deux ouvriers ; leur répartition se réalise dans la minute qui suit. Tandis que mon coéquipier et moi avons rejoint les ouvriers de l’équipe 6, nous échangeons quelques mots, tout en travaillant. 

« – Irmão, me demande-t-il alors en français, sais-tu comment nous appelons ici ce plan de reconstruction et de réfection qui concerne toute la région nord ?

– Non. On ne m’en a jamais parlé, bien que nous soyons intervenus à deux reprises, avec les membres de notre Unité ; précisément dans une zone plus au sud et, maintenant, la vôtre.

 – Tu n’as donc jamais entendu parler du Projet Athéna, Irmão ? On dit le plus souvent O Projeto Aténas ou El Proyecto Aténas …

– Non Irmão, jamais. Le projet fait référence à l’illustre déesse grecque.

– Oui. Elle représente la Sagesse et l’Équilibre avec lesquels il nous faut agir pour mener à bien nos travaux, et notre égide dans les épreuves que nous traversons. Ce soutien idéal nous est précieux. Grâce à lui, nous avons atteint de nombreux objectifs permettant aux foyers de subvenir à leurs besoins, aux exploitants de faire des bénéfices. Le mois qui vient de s’écouler depuis les fortes pluies révèle, outre la reprise de l’activité industrielle, un bon taux de croissance économique. Nous retrouvons peu à peu le confort d’existence qui fut le nôtre avant les deux derniers épisodes tragiques, la tempête et les pluies diluviennes. 

– C’est une heureuse nouvelle. Je te remercie de me la faire partager.

– Votre aide nous est précieuse, Irmão. Vous, les agents de l’Unité, êtes partie intégrante du Projet Athéna, sache-le. Je tiens à vous remercier au nom de toutes les ouvrières et techniciennes, de tous les ouvriers et techniciens, du domaine. »

Le silence se fait. Marqué par l’émotion, aussi contenue soit-elle, j’ai les larmes aux yeux. Il y a dans les mots de mon coéquipier une part de souffrance exprimée envers la personne qui, malgré les apparences, transparaît.

À 7,30 PM, les neuf équipes de quatre ont terminé.

8 PM. Les trois dernières équipes de trois, neuf agents au total, dont trois femmes, ont réussi le pari d’accomplir leur tâche. Le Capitaine L. nous félicite et s’attache à féliciter plus particulièrement le mérite de nos neuf Irmãos e Irmãs em provação, Frères et Sœurs dans l’épreuve, en ces termes : « Je tiens à vous saluer, Mesdames et Messieurs, Irmãos e Irmãs em provação. Les neuf finishers de cette difficile épreuve du Jour 2 peuvent être assurés de la sincère gratitude de leurs compagnons et des deux dames, ici présents.  Mesdames et Messieurs, Irmãos e Irmãs em provação, soyez assurés de ma sincère gratitude. »

Un tonnerre d’applaudissements salue à son tour et clôt les paroles du Capitaine.

 

 

Depuis que les quatorze ouvrières et ouvriers agricoles sont venus en renfort, le rythme de la transplantation est incontestablement plus rapide. Au sixième jour, nous avons transplanté 60 sillons de canne à sucre. Chaque équipe est efficiente. Nous travaillons plus de douze heures par jour. Néanmoins, j’ai le sentiment d’être en suspension quand je bêche, sors une partie des racines de la plante et coupe afin que mon coéquipier puisse prélever la bouture et procéder au semis. Lui et moi parlons peu. Cela est peut-être dû à la nécessité d’œuvrer avec économie. Il s’agit en effet pour chacun d’entre nous de s’économiser pour réaliser l’objectif, à échéance du 13e jour. Parler peu, ou pas du tout, permet à chacun de dépenser l’énergie pleinement, avec ses muscles, et de respecter la phase de concentration sur sa durée de 12 heures et plus. La pratique du champ de canne en duo augmente l’efficacité dans la mesure où elle induit une rythmique qui nous porte l’un(e) et l’autre. Nos gestes cadencés s’apparentent à une danse, à un art du mouvement dont font partie intégrante les éléments. Un bob sur la tête et torse nu, nous appartenons à la famille des éléments, aimés que nous sommes du Soleil, de l’air, de l’eau et de la terre. Les dames portent un tee-shirt. Je suis un pur instinct de conservation qui se meut et mon coéquipier, à mon image, se propose comme rythme essentiel et complémentaire de notre marche collective, tel le sparring-partner. L’aire du champ est l’aire du ring. J’ai nommé cette marche « la Danse des Planteurs ». Nous bêchons, arrachons, coupons, bouturons. La mesure est donc à quatre temps. Chacun est accordé à ce rythme. Chacun est une note, chaque équipe est une croche sur le phrasé du sillon. Et le silence s’harmonise à notre musique en proposant ses chants d’oiseaux, ses vols chromatiques de perroquets, ses passages de véhicules à moteur sur la départementale qui longe la propriété, son mouvement en sourdine où cristallise le flux des vagues au loin contre les récifs. C’est ce que j’appelle « les apports du silence ». Et il m’apparaît que le silence ne peut se départir de la musique, de cette prégnance idéale. Car Nous, les êtres humains, sommes les Enfants de la Musique.

« – Irmão, me demande alors mon compagnon de travail, sais-tu qui est ton pire ennemi ?

– Non, pas vraiment.

– Toi-même.

– Tu as raison, mon Frère.

– Oui. Et je m’applique chaque instant à ne pas me laisser envahir par mes propres scories, à ne pas me raconter d’histoires. Ton pire ennemi c’est toi-même. Jet Li le dit dans un article que j’ai lu. Billie Holiday et Jet Li le laissent entendre dans leurs œuvres respectives, Irmão.

 – Je te crois, Frère. Je te remercie de me le rappeler. »

Au terme de cette septième journée, « La Danse des Planteurs » est saluée par nos applaudissements et notre joie à avoir accompli le bouturage de 72 sillons. 8,15 PM, l’épilogue de cet extraordinaire ballet du Jour 7 est une démo de Capoeira. Deux couples d’artistes, dames et messieurs, sortent soudain du rang et réalisent devant nous la performance martiale de la Capoeira. « La Danse des Planteurs » bat son plein.

 

 

Le soir du septième jour, après le repas au mess, il est 10 PM. Malgré la fatigue, le sentiment d’avoir vécu une belle journée demeure, au-delà de l’envie de me coucher de suite, tandis que la plupart de mes compagnons dorment déjà. J’ai allumé la veilleuse sise sur la table de chevet et poursuis l’écriture de mon journal. Ce sont en réalité des notes témoignant des faits de chaque jour que je prends de façon concise pour me souvenir lorsque, de retour à la base militaire, dans mon foyer, le foyer de mon épouse et de nos enfants, je passe à leur rédaction. Mon souci est de dire la vérité quant à mon expérience de soldat et à l’enthousiasme que j’éprouve à servir notre Nation et les populations dans le besoin. Cette mission de 6 mois qui me fut proposée d’accomplir après les événements tragiques de la tempête, des pluies diluviennes survenues dans la zone nord, et que j’acceptai aussitôt, cette mission est faite d’imprévus auxquels les actrices et acteurs de notre Régiment savent répondre au degré optimal de leur bravoure, de leurs compétences d’expertes et d’experts. Notre Unité est efficiente et reconnue comme telle par les Autorités. Notre devise « Servir au prix de notre vie » ajoute à l’idée que nous venons en aide auprès des personnes d’une population donnée qui lance un appel au secours auprès de notre administration pour cause de difficultés majeures, insurmontables sans la présence de l’Unité sur place. Je pense aussi aux brigades des sapeurs-pompiers et aux équipes médicales d’urgence qui interviennent avec l’Unité dès qu’il est nécessaire. Nous obéissons, j’obéis, à la dynamique de l’Existence et à ses lois absolues de conservation. Notre objectif est de porter telle tribu vers l’autosuffisance et chaque personne de la tribu ne doit manquer de rien.

« Servir au prix de notre vie » implique que notre présence sur place est, doit être, la garantie de défense des populations qui souffrent, jusqu’au jour où elles-mêmes peuvent assurer leur propre défense. C’est une action humanitaire que nous réalisons chaque jour et chaque jour m’impose de m’estimer heureux. La vie est belle, nous en sommes les garants. Ma mission est de le démontrer simplement, avec réalisme ; c’est-à-dire, avec l’enthousiasme dont tous les êtres humains sont dotés, donc sans aucun complexe. Enfin, outre les mots, ce journal participe de la prise de conscience nôtre, eu égard à mon engagement de droit et d’honneur dans ce Corps de l’armée française. Définitif. À vie.

 

 

Malgré le rythme plus intense, plus rapide, nous n’arriverons pas, au soir du treizième jour, à transplanter les 150 sillons escomptés. À la fin de la dixième journée de travail, nous n’avons transplanté que 108 sillons. Mais toutes les équipes de planteurs ont terminé à l’heure, 7,15 PM. Il est heureux qu’après-demain, douzième jour, huit personnes viennent nous apporter leur secours. 

« – Irmão, me dit alors mon coéquipier, je sais déjà, nous savons déjà – nous, je veux dire l’ensemble des ouvriers et techniciens du domaine – qui sont les huit personnes recrutées pour venir nous aider. L’une d’elles nous l’a dit. Le recrutement s’est fait avant-hier.

– C’est vraiment heureux, Frère. Vous avez beaucoup de mérite.

– Merci Irmão. Oui, d’autant qu’en ces circonstances, de reconstruction et de réfection, un grand nombre d’ouvrières et d’ouvriers, de chefs d’entreprise, de soldats, et de dirigeants, sont mobilisés. Tu le sais aussi bien que moi. Tous sont focalisés sur le travail aux champs, le B.T.P., l’éducation, dans tous les lieux qui le nécessitent afin de réinstaurer l’existence qui fut celle d’avant la tempête et des pluies diluviennes. C’est l’objectif premier du Projet Athéna, Irmão. Par ailleurs, vous, les membres de votre Régiment, travaillez avec efficience ; grâce à quoi nous aurons transplanté ce champ de canne en un temps record.

 – Je te remercie, mon Frère, au nom de mes collègues du Régiment, de me dire cela. »

Le soir, au moment du dîner, le Commandant en Chef vient partager notre repas et nous confirme ce que mon camarade de travail au domaine m’a dit :

« Messieurs, je tiens à vous annoncer que les huit personnes prévues pour assurer le deuxième renfort furent recrutées avant-hier. Trois dames et cinq hommes. Monsieur l’Intendant, avec qui je me suis à nouveau entretenu cet après-midi au téléphone, m’a confirmé que la Directrice des Ressources Humaines du domaine les avait recrutées pour les deux dernières journées. Ces deux équipes de renfort, comprenant au total vingt-deux ouvrières et ouvriers, rejoindront leurs équipes référentes après cette période de treize jours. Il faut saluer leur travail. Pour ce faire, j’ai proposé à Monsieur l’Intendant, qui sera des nôtres, de les recevoir ici, au mess, afin de les remercier. Le Chef cuisinier de la caserne et sa brigade sont prévenus. Il m’a promis un menu du déjeuner 3 étoiles, le jour de votre départ. Je vous lis la carte qu’il m’a remise : Écrevisses pattes rouges ou Fricassée d’escargots, en entrée ; Homard à l’Armoricaine ou Poularde de Bresse aux morilles et asperges, comme plat principal ; enfin, Salade de mangues à l’huile d’olive, sauce au jasmin, pour le dessert. L'ensemble de tels mets est agrémenté d'un Pouilly Fumé, un Chablis, un Bourgueil Rouge et un Saint Amour Rouge.  »

 

 

Nous sommes ce matin, 7,15 AM, au rendez-vous du Douzième Jour. Le deuxième renfort des trois ouvrières et des cinq ouvriers, soit huit personnes recrutées pour nous apporter leur soutien ô combien attendu et précieux dans l’effort, a répondu présent. Bien qu’il pleuve, nos équipes de deux se mettent aussitôt à l’action. Mon compagnon de travail et moi sommes rassurés et exprimons notre enthousiasme à bêcher, arracher, couper et bouturer en travaillant à un rythme sensiblement plus rapide que celui du début. Le bouturage se réalise en trois minutes, au lieu des cinq à six minutes de la première décade. Nous entrons, dès aujourd’hui et sous nos manteaux treillis à capuche, dans l’épilogue de « La Danse des Planteurs ». Le rendement s’avère optimal. Nous pouvons même nous permettre de prolonger la pause déjeuner, passant des quatorze minutes jusqu’alors habituelles à une demi-heure. Le Chef cuisinier de la caserne et sa brigade ont préparé pour l’ensemble des trente-trois travailleuses et travailleurs que nous sommes maintenant, sur ce champ de canne à sucre de 3 ha, des tacos au poulet faits maison, assortis d’une sauce aux cèpes et piments de Cayenne, délicieux. Nous en profitons, mon coéquipier et moi, mais aussi tous les groupes de travail, pour enlever nos manteaux, alléger notre treillis. Le Soleil est revenu. Nous remettons nos bobs après avoir discuté un brin autour de l’amélioration du climat puis reprenons « La Danse des Planteurs » dès la pause terminée. C’est un rythme toujours aussi intense ; néanmoins, il me rend tellement dur au mal qu’il m’arrive parfois de siffler des airs de jazz, de blues, de RnB, de Rock et même de chanter en chœur avec mon compagnon de travail, comme en sourdine. Chose étonnante, tandis que nous, toutes et tous, sommes à peu près aux trois-quarts de nos sillons respectifs, un chant illustre que nous venons d’entonner tout bas, lui et moi, augmente soudain en volume dans tous nos rangs et toutes et tous de chanter précisément, d’Ella Fitzgerald et Louis Armstrong, What a wonderful world, en formant l’une des plus incroyables chorales auxquelles j’eus l’heur déjà de participer. Les voix féminines et masculines, grâce à cette complémentarité essentielle propre au Gospel, nous portent toutes et tous sur leurs ailes pour nous faire accoster le quai de la Fraternité. J’ai conscience que Nous relevons d’un Corps qui sert la Justice avec le souci de créer l’harmonie sociale, l’entente et la paix entre tous les Hommes et, pour ce faire, nous construisons, reconstruisons l’idée du bonheur à la force de nos bras, avec abnégation, empathie. Et la Terre, Elle demeure notre Bien Précieux.

 

 

Le treizième et dernier jour du travail au champ, échéance de notre opération, nous finissons de transplanter un peu plus tôt que d’habitude, dans la mesure où deux groupes ont travaillé à quatre puis, ayant accompli la tâche avant les autres, à 5 PM, se sont répartis sur la plupart des autres groupes. L’opération est accomplie à 7 PM, au terme du ramassage des rejets. L’Intendant arrive sur les lieux à la même heure, au moment où nous nous réunissons pour discuter autour d’une longue table sur quoi sont offerts à boire les jus de fruits et l’eau minérale, ce après que les techniciens responsables de l’irrigation ont mis en place le programme de drainage sur plusieurs périodes de la soirée. L’Intendant dit alors en langue française : « Mesdames et Messieurs, je tiens à féliciter votre travail sur ce champ, qui était notre priorité au vu des dommages qu’il avait subis. Je tiens à féliciter les membres de l’Unité du Capitaine L. dont l’intervention était nécessaire pour mener à bien un tel travail à échéance. Vous avez fait, toutes et tous, vite et bien. Votre action efficiente nous donne à voir désormais une aire nouvelle, prometteuse, quant à nos prochaines récoltes. Le champ revit grâce à vous, Mesdames, Messieurs. Capitaine L, encore une fois vous honorez, grâce à votre savoir-faire, à celui de vos hommes, le Régiment qui demeure depuis toujours dans l’estime de notre peuple au titre de référence absolue. Votre Unité, notamment, a su instaurer le rythme et la puissance chez nos Frères et Sœurs pour accomplir ce travail en un temps jamais réalisé jusqu’à maintenant. Je suis sincèrement ravi, Capitaine L., que nous ayons pu ensemble réaliser une telle opération. Une opération, enfin, qui témoigne de la solidarité que les trente-trois actrices et acteurs de l’aire à transplanter ont su exprimer. Au nom de l’ensemble du personnel de ce domaine, au nom de son propriétaire, recevez, toutes et tous, l’expression de ma sincère gratitude. Capitaine L., j’ai confirmé tantôt à votre Commandant que nous répondrons présents à l’invitation qu’il nous fait de venir déjeuner demain à la Caserne, les vingt-six planteurs et moi-même. À vous Mesdames, Messieurs. Je vous remercie de m’avoir écouté et vous dis à demain. » J’ai enregistré ce discours sur mon smartphone avec l’autorisation de son auteur et en fais une copie que je lui adresse aussitôt. « Obrigado Tenente. Isso me dará lembranças felizes de seu tempo conosco, de você e de sua Unidade. »

 

 

6 AM. Jour du départ. Je me lève et griffonne un poème sur une page de ce Journal, parmi mes notes :

 

FRAGRANCES

 

L’azur sublimant

Notre jardin par ces notes. –

J’inspire avec joie.

 

Je l’écris en pensant à mon épouse, à nos enfants. Puis je rejoins mes Frères d’Armes au mess. « Messieurs, il est 6h30. Dans un quart d’heure, corvée de la caserne et du bateau. Lieutenant, vous vous chargez du hors-bord. » Ainsi parle le Capitaine L. à la fin du petit-déjeuner. Nous nous mettons à la tâche. À mon retour, après avoir remonté les rues du port, je retrouve tous les membres de l’Unité dans la cour de la caserne. Il est 9,30 AM. Le Capitaine nous propose d’aller faire notre toilette, de revêtir notre uniforme pour la réception de midi, puis de préparer nos sacs. À l’heure dite, après avoir pris un peu de temps pour nous, à laver notre linge, à lire, nous nous rassemblons dans la cour, au garde-à-vous devant le Commandant en Chef et le Capitaine L. Le Commandant s’adresse à nous en disant : « Soldats, votre intervention est maintenant accomplie. Vous pouvez être fiers. Je vous félicite. L’équipe des vingt-six ouvrières et ouvriers du domaine arrivent en présence de l’Intendant. Nous déjeunons au mess dès leur arrivée ; dans un quart d’heure. Rompez Soldats. » Le groupe des planteurs, accompagnés de Monsieur l’Intendant, est venu à bord d’un autocar. Une fois passés le portail, nous les accueillons dans la cour. Le Commandant en Chef va au-devant d’eux et parle à Monsieur l’Intendant. Les dames portent toutes une combinaison pantalon de satin et un grand chapeau. Les hommes sont vêtus d’un costume cravate. Le groupe nous salue et passe devant nous, conduit par le Commandant et l’Intendant. Je reconnais mon coéquipier, qui vient me serrer la main et me dit : « Irmão, je suis fier de venir à la Caserne. Nous sommes tous heureux de cette invitation. À tout de suite. Je te garde une place à côté de moi, si tu veux bien. » J’accepte avec plaisir. Nous nous installons au mess. Les tables sont ornées de bouquets de fleurs en pot. Le repas est digne d’un Trois Étoiles. Aucun des membres de notre Unité ne consomme d’alcool, en raison de l’impératif du retour. Au moment du dessert, tandis que je discute avec mon compagnon de travail au champ, ce dernier me promet une surprise. « Dans quelques minutes, Irmão, je pense que tu seras heureux de découvrir notre surprise. » En effet, peu après qu’il m’a dit cela, huit personnes se lèvent de table, quatre dames et quatre messieurs, formant quatre couple au milieu du mess. Nous nous levons tous pour assister à la démo qu’ils viennent de nous annoncer. Nous poussons les tables. « Capoeira ! Capoeira ! » lance l’un des couples, en chœur. Le spectacle commence. J’assiste alors, nous assistons alors, à « La Danse des Planteurs ». L’un des arts martiaux les plus spectaculaires qui soient, associant la danse, la musique, le chant, la gymnastique et le combat. Ils sont tantôt marchant sur les mains, tantôt sautant en extension à des hauteurs qui atteignent la taille d’une personne de 1,70 m à 1,90 m et selon une dynamique dont la fluidité, à terme, ne permet plus de distinguer tous les mouvements ni la stratégie de combat adoptée. Un coup de pied ou un coup de poing peuvent surgir à la vitesse, et avec la puissance, d’une attaque de tigre, de cobra ou de rapace. Le spectacle dure 30 minutes. Nous applaudissons et serrons la main des artistes martiaux avec tout le mérite qui leur est dû. « De fait, s’exclame le Commandant, vous avez réalisé l’exploit de nous présenter ce beau spectacle dans votre tenue d’élégance, Mesdames et Messieurs. Respect. »

2 PM. Le Capitaine L. annonce le départ de notre groupe à l’assemblée du mess. Chacun des membres de notre Unité salue toutes les actrices et acteurs de cette quinzaine de labeur et de fêtes rythmée par « La Danse des Planteurs ». Le Caporal-Chef R. et le Sergent J. sortent aussitôt après, afin de récupérer les chiens de défense au chenil de la caserne. Le Commandant en Chef nous accompagne, le Capitaine L. et moi-même, jusqu’au portail d’entrée. « Jungle est un bon navigateur, mon Commandant. Il sait identifier le danger, très vite. Je ne m’inquiète pas, eu égard au passage difficile de l’affluent et ses tourbillons. » confie le Capitaine L. au Commandant au moment où nous passons le portail pour regagner les quais. Le Commandant en Chef nous répond alors à tous deux :

« Mes meilleures pensées vous accompagnent Messieurs, avec ces mots de William Shakespeare :

 

O, wonder !

How many goodly creatures are there here !

How beauteous mankind is ! …

 

The Tempest, MIRANDA, Acte 5, Scène 1. Bon retour Messieurs. »

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