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montagnes

PUBLICATIONS XXVI

Conte

Forme Aquarelle

NOUVEAUX FRAGMENTS

Conte

 

        Au Soleil la cité resplendit ce jour de la belle saison où fleurs et fruits abondent sur les éventaires de marchands venus de loin. Ils ont fait asseoir puis attaché les chameaux, attaché les chevaux, derrière les tentes, lieux de leur résidence durant cette période de réjouissances. Les gens viennent du matin au soir, même très tard à la lueur des torches éclairant les rues. Beaucoup de tapis, le linge cher, les robes et toges de satin, les pierres précieuses, les épices, ensemble que l’on aime à regarder ou à questionner en palabrant avec la commerçante, le commerçant, peut-être avant de régler. Les années passent certes, pas la coutume. Nos mœurs demeurent au diapason du ciel et de la mer, sise à quelques encâblures des murs hauts gardés, outre par les vigies de Sa Majesté, par les déesses et dieux de la montagne au pied de laquelle la cité fut construite. La première quinzaine de la belle saison s’inscrit dans une période de commémorations. Nous célébrons à la fois l’habitat aux origines très anciennes, cette région bénie et la grande statue près de quoi nous édifiâmes le temple. Une partie de la cité est creusée dans la paroi d’un contrefort. C’est ici que vivent de nombreuses familles désormais. Au commencement, y étaient établies nos institutions, outre les foyers. Maintenant les bâtiments institutionnels figurent au centre, autour de la place publique.

        Notre cité s’est en peu de temps développée sur plus d’un million d’hectares, champs agricoles et port inclus, ce grâce à sa proximité avec la mer mais aussi grâce à la construction de plusieurs canaux qu’alimentent l’eau de nos deux fleuves. À dominante céréalière, l’agriculture est en grande partie l’objet de notre ouverture sur le reste du monde, de nos bonnes relations diplomatiques et de la qualité optimale de notre économie. Pêche et chasse, élevage du bétail, constituent essentiellement les ressources de l’économie domestique, bien que nous répondions à la demande extérieure dans ce domaine quand elle se présente. Ajoutons à cette politique d’échanges, notre culture linguistique, artistique et scientifique qui doit se concevoir comme la vitrine du rayonnement de la cité. Nos murs à cet égard contiennent une population issue de toutes les origines tribales. De l’autre côté de la haute montagne, à son versant sud, débute la plaine du désert. Les marchands arrivent pour une grande part de cette région, qu’ici nous nommons La Deuxième Porte. En effet, deux portes principales se ferment à la nuit tombée et s’ouvrent à l’aube. L’emplacement de La Première Porte se situe à l’endroit où la première pierre fut posée jadis par les Anciens. Ces personnes arrivaient de la mer. La Première Porte est orientée au nord-ouest, tandis que La Deuxième Porte regarde le sud. Au-dessus de chacune d’elles se trouve érigée une Figure, c’est-à-dire un visage de femme. La cité naquit, d’après la légende, de l’entente diplomatique entre deux reines, qui signèrent leur pacte de coalition à la table dite « Des Dieux » en présence de leurs armées respectives, précisément dans une zone de plage, lors vierge de toute construction, qui correspondrait à celle du quartier central actuel, soit l’hypercentre de l’agglomération, là où est sise la place publique aujourd’hui. Elles n’avaient jamais été ennemies. Elles se rencontrèrent ici même. L’une venait du désert, l’autre venait de la mer. À leur vision commune d’un état de bien-être, attendu les circonstances idéales, climatiques et géographiques, de la région, souscrivirent les familles tribales que l’une et l’autre engageaient, jusqu’à notre temps. Aussi les deux portes leur rendent-elles hommage au titre de déesses protectrices.

 

          La troisième heure de l’après-midi s’affiche sur le cadran solaire de la place publique. À la belle saison, les gens sortent assez peu quand le Soleil poursuit sa course au-delà de son point Zénith. La place au dallage de pierres blanches est un exemple de la grande force de sa lumière en cette période de l’année, connue sous le terme de « réverbération ». Je puis observer le lieu depuis ma fenêtre entrouverte, le rideau de lin légèrement rehaussé par le bas me permettant de recevoir la lumière de manière agréable pour écrire. Ajoutant leur ombre les grands cèdres jusqu’au toit protègent nos murs d’une température qui serait trop élevée. On perçoit sur leurs branches des chants d’oiseaux qui peuvent inspirer des mélodies, des phrases acoustiques entendues sur le plan musical, qui donneront quatre parties, cinq parties, peut-être plus dans mon livret ; chacune d’elles équivaudra à un fragment traduit, concept dont j’apporterai de plus amples précisions grâce aux exemples qui jalonnent la chronologie de ce récit, soit l’ensemble de mes annotations. Tout ce qui se trouve à portée des sens constitue un facteur d’écriture, qui sert à l’ensemble, de même que l’atmosphère pacifique où se situe la cité est de son équilibre un facteur, un objet d’enthousiasme, s’agissant de notre population. On constate peu de forfaits commis à proportion de l’effectif. Néanmoins, la vigilance est mot d’ordre qui m’oblige. Entre les murs de pierre de mon domicile, je demeure dans l’attitude d’une personne discrète, me semble-t-il, y consacrant mon travail personnel et une part de mon quotidien. Sur ordre de ma hiérarchie, j’ai l’heur de compléter mon travail professionnel réalisé à l’office. Maintes traductions me sont soumises et lorsque je rentre, souvent je continue ce que déjà accompli à mon poste, au sein du département des langues de l’office. En l’occurrence, aujourd’hui, qui correspond à mon jour de repos, je continue l’analyse d’un texte, commencée il y a deux journées.

            Les oiseaux chantent, une brise légère entre par la fenêtre et dispense son bien-être, outre les senteurs de myrrhe qui imprègnent l’air des paysages sublimes où je me rendis il y a trois semaines, lors d’un déplacement professionnel dans l’une des plus grandes bibliothèques de notre monde connu. Visite durant laquelle mon homologue me fit visiter les plus beaux jardins que jamais je n’avais vus, entre autres sites et derniers faits scientifiques de la région sud-ouest. Cette région du monde est marquée par la présence bienfaitrice de deux grands fleuves, un point commun avec notre région, sise au nord-ouest, mais en bord de mer. Revenu depuis à peine deux journées, les vingt-quatre heures de congé dont je bénéficie après le dépôt de plusieurs documents à l’office, qui furent l’objet d’un échange lors de mon séjour et ratifiés après inspection de ma hiérarchie, ces vingt-quatre heures sont aussi l’occasion pour ma part de relire certains desdits documents à la lumière des connaissances linguistiques acquises grâce à cette expérience récente. J’ai sous mes yeux le texte d’une épopée, à traduire.

         Jour d'après. Je reviens de l’office. C’est une fin de journée ordinaire, l’air est agréable quand le Soleil termine son cycle d’heures de présence dans le ciel, au-dessus de notre région. Il annonce la fraîcheur de la nuit. J’annote et traduis la partie de l’épopée qui me fut transmise, à savoir le premier tiers du rouleau, avant de le confier à mes homologues, une fois cette traduction réalisée, relue, pour qu’ils se consacrent aux deux tiers restants.

         Ce groupe de fantassins était parti du camp miliaire de la grande cité du sud depuis presque un mois. Ils s’approchaient de leur objectif sans le savoir. Ce soir-là, ils décidèrent de s’engager dans la voie la plus inaccessible de la paroi. L’un d’eux, avait pressenti un endroit où l’on pourrait se reposer après trois jours et trois nuits de marche à pied incessante.

        « Notre cohorte de fantassins était néanmoins toujours aux aguets malgré la fatigue, dit le conteur, et nous dûmes nous résoudre, sans complaisance, à gravir cette partie très abrupte de la haute montagne. C’est après deux heures d’ascension que l’éclaireur, une centaine de mètres plus haut, nous fit signe. Il existait bien un abri creusé dans la paroi par la nature au temps du Monde des Eaux et des Glaces, sis trois cents mètres environ sous le sommet. Nous y entrâmes. Cinquante hommes au total découvrant la caverne, lieu aux dimensions gigantesques où l’on pouvait lire une fresque imaginée autour du motif de la Rencontre. Deux amazones en armes ornées de plumes se saluaient et leurs armées nombreuses, que composaient des femmes et des hommes aux motifs multiples peints sur leur peau, occupaient tout l’espace de l’une des deux parois. Deux pans de couleurs différentes, encadrés par la peinture d’une forêt de signes polychromes représentant des plantes, des fleurs, et des animaux en cette période où la nature verdoie, s’affichaient sur l’autre paroi ; deux grands carrés, l’un jaune or, l’autre azur, au milieu de chacun desquels le visage de l’une des deux reines amazones apparaissait. La lumière naturelle qui éclairait cette demeure très ancienne nous permettait de voir ces œuvres sans que nous eûmes besoin d’allumer nos torches. Nous fîmes un feu, dinâmes des restes du gibier que nous avions chassés la veille, lièvre et perdrix, puis nous endormîmes tous d’un sommeil très profond. »

      À l'aube du cinquième jour de leur marche prospective dans les montagnes, après la traversée du désert qui les jouxte, une voix étrange réveilla quelques-uns d’entre eux dans la caverne.

    « C’était le chant des oiseaux des mers, reprit le conteur. En effet, l’éclaireur nous confirma après une marche de repérage des lieux d’à peine la moitié d’une heure qu’un paysage inouï s’offrait à la vue. Lorsque j’arrivai au point du belvédère avec mes compagnons déjà levés, nous nous trouvions sur l’une des plateformes de la paroi, qui dans sa partie basse descend à pic et prend pied sur la grève. Nous découvrions la plaine bleue et ses rivages luxuriants. »

 

        Au cours de ma traduction, je constate que ce papyrus relate les origines de notre cité. Ce que je pense être les Nouveaux Fragments de l’histoire de notre peuple, ce dont même je suis sûr. Le séjour de trois semaines dans l’autre cité, au sud, me fut à cet égard très fructueux. En relisant cette première partie, je me rends compte aussi que les faits de légende qui y demeurent écrits représentent un trait d’union essentiel entre les deux cités. « – Probablement, me confia mon homologue et hôte de cette cité voisine, sont-ce nos propres ancêtres qui racontent dans ce texte la découverte de votre cité quand elle n’était pas encore ce qu’elle est devenue de notre temps, votre cité à ses origines j’entends. Des pierres nombreuses se sont ajoutées aujourd’hui et complètent parfaitement la structure originelle dans le paysage élaboré par nature. »

        Ayant pris l’exemple de la bibliothèque illustre au seuil de quoi il me tenait ce propos, je reconnais qu’il fut pour moi lumineux. Pourquoi ? Parce que si l’on considère une bibliothèque comme un monument de sagesse et de savoirs incontournable, une bibliothèque est à l’image de la cité qui l’a construite. Chaque texte représente l’agent et citoyen d’une pensée sociale ayant enrichi le langage et la langue de telle cité. Ensuite, si le livre est le symbole d’une pierre, aisément imaginable en l’occurrence, il est indissociable des autres livres de l’édifice ; et au titre d’unité compacte suffisante au maintien de l’ensemble, le livre que mon hôte me prêta dans sa forme de rouleau de papyrus, et me donna donc à traduire, recoupe, outre les qualités que je viens d’énoncer, celles qui vont contribuer à réunir nos deux peuples, un gage de diplomatie, un gage de paix qui constitue déjà le socle de notre patrimoine commun, inter civitates. Ensemble enfin réunis ces nouveaux fragments dans leur nouvelle version traduite et portés à la connaissance de tous, je veux dire de nos deux peuples, ils nous permettront de mieux comprendre notre histoire collective, de comprendre l’origine de nos langues respectives. Une grande période se dessine à l’horizon de nos travaux, de nos lois, de nos relations diplomatiques et commerciales, qui verra notre jeunesse, nos descendants, produire de beaux fruits et faire du concept de civilisation la réalité, concept qui se comprend dans les domaines intellectuel, social. Je poursuis mon travail de traduction à cette heure un peu tardive en ayant posé un regard sur la Lune. Un tel travail ne peut s’organiser qu’autour du mot « Origines ».

 

         « La grande plaine s’ouvrait devant nous, d’un côté verdoyante, de l’autre bleue et rejoignant le ciel. Lorsque tous furent réveillés, prêts au départ, notre Chef intima l’ordre de quitter les lieux en engageant l’éclaireur de partir d’abord avec deux de nos compagnons. Je fus désigné par notre Chef pour intégrer ce nouveau trio. L’éclaireur attitré, quant à lui, devint le chef de notre petite troupe. Ce dernier pressentait une présence humaine au nord-ouest de la grande plaine. Au loin, en effet, notre éclaireur avait pu identifier des monuments de pierre érigés entre la jungle et la plage, contre le versant d’une colline dominant la partie azur et deux grandes falaises latérales la protégeaient. S’étant avancé très tôt le matin, à l’heure où le Soleil n’est pas tout à fait réapparu dans le ciel, sur le chemin de garde menant jusqu’au belvédère, il avait repéré un nouveau sentier qui, de fait, se trouve sur la pente descendante de la montagne où nous nous trouvions et qui une dizaine de mètres en amont de ce point débouche presque perpendiculairement. Il avait emprunté cette voie sur une longueur de plusieurs kilomètres et, grâce à sa vue perçante, tandis qu’il s’était assis sur un petit promontoire afin d’observer le panorama avec plus de précision, identifia l’avancée d’une citadelle, en tint informé notre Chef.

         Nous quittâmes notre abri d’une nuit, déjà révélateur de l’arrivée très ancienne de l’Homme dans cette région par le fait d’œuvres remarquables réalisées à l’aide de pigments rares et extrêmement résistants puisque appliqués à même le granite sur les deux parois latérales de son entrée, puis nous prîmes ledit sentier vers la grande plaine, armés doublement de flèches, nous confondant au feuillages et aux pierres grâce à cette technique qui caractérise entre autres nos mœurs, nos moyens de défense. Le Soleil était au tiers de son chemin, en amont du point Zénith, conduisant les quatre chevaux de feu propres à la belle saison. L’air à cette heure encore frais facilita notre parcours. Lorsque nous fûmes sur le promontoire, où notre éclaireur nous aida à bien distinguer les premiers murs de la cité fortifiée, il fallu prévenir les frères de la cohorte que rien n’était à signaler. Nous devions les attendre là. Nous fîmes un feu, envoyâmes les signaux selon la parole des nuages. Ils arrivèrent au terme d’une heure. Sous le promontoire coulait une source, dont le courant était très vite marqué par plusieurs chutes successives. Plusieurs bassins saillant contre la paroi expliquaient ce rythme alenti par degrés. À l’intérieur de chacune de ces vasques naturelles se trouvaient des bancs de poissons. On alla pêcher, munis de nos javelots, et fîmes la pause déjeuner. Le poisson cuit au feu redonna à tous l’énergie pour continuer le chemin en pente. C’était après le point Zénith, une heure après. Les feuillages et l’altitude nous gardaient de la chaleur. Notre groupe d’avant-garde eut pour consigne de ne prévenir à nouveau la cohorte qu’une fois gagné la grève longeant la plaine azur. Nous avions deux heures au maximum pour y parvenir, en raison des risques que l’approche de la nuit suppose. »

 

      Ce travail dont j’ai la responsabilité se fonde avant tout sur une reconstitution au service de la traduction. Recoupés en un rouleau, ils étaient au commencement des vestiges, pour la plupart trouvés sous la cité du sud, ce qui correspond précisément à une chambre datant d’une époque très reculée, la chambre d’une demeure sise sous terre maintenant, étant donné que la cité du sud fut construite par-dessus une autre cité mais laissée à découvert dans le cadre de travaux d’ordre archéologique qui se poursuivent encore et dont les fruits s’avèrent nombreux. Un musée, que j’eus l’honneur de visiter en compagnie de mon homologue lors de mon récent séjour, accueille beaucoup d’éléments relatifs à la période du paléolithique, divers écrits notamment qui se rapportent à des domaines capitaux de l’ancienne civilisation, les domaines juridique, militaire, judiciaire, littéraire, artistique, religieux et scientifique.

           Le rouleau de papyrus que je m’emploie à lire et interpréter de la manière la plus rigoureuse est donc le résultat d’une transcription réalisée d’après un texte réparti sur différents supports. Les fragments qui occupent toute mon attention sont les parties d’une œuvre plus étendue que l’on retrouvera peut-être à l’avenir dans sa globalité. Ce sera le fait des générations futures. Je suis heureux, quant à moi, de pouvoir contribuer à cette tâche collective qui, j’en suis persuadé, enrichira la culture. Nous sommes à l’ère d’une civilisation nouvelle, cela est sûr ; notre entente avec la cité du sud et l’entrée régulière entre nos murs de tribus venues d’horizons divers participant de la richesse de notre économie, des bons rapports sociaux, qui favorisent dans les deux cas recherche et créativité, sont la garantie de la croissance florissante de toute une région du monde connu. Un grand État s’est déjà constitué, s’étend et s’oriente, grâce à sa flotte, son armée, ses secteurs administratifs et marchands, vers une plus grande connaissance de nature et de la géographie. Enfin, ce travail d’analyse et d’interprétation que je conçois comme une lecture de signes donne sens à ma vie dans la mesure où il m’invite à la rencontre de raison, donc de droit, d’une autre langue résultant d’autres langues plus anciennes et devenue elle-même outil de leur interprétation. Il m’oblige envers les Anciens qui relatent en l’occurrence une histoire, leur histoire, notre Histoire. Jamais je ne retranche, ni n’ajoute, au moindre de leurs signes. Consécration leur est due.

 

           « Nous arrivions tous les trois sur la grande plaine. La grève était à une centaine de mètres. Notre chef de troupe nous demanda de ralentir le rythme de notre marche, au demeurant très rapide. Nous avions laissé la rivière depuis près d’une heure suivre son cours sur la gauche ; mais quelle ne fut pas notre surprise de la retrouver agrandie en forme d’embouchure, celle d’un grand fleuve qui vient se jeter dedans la plaine bleue. Le spectacle était splendide. Notre chef de troupe leva une main et, nous fixant des yeux, fit le signe du silence, donnant l’ordre de ne plus parler malgré l’enthousiasme qui nous poussait à exprimer notre joie par le cri. Nous nous tûmes. Notre chef nous demanda ensuite de tendre l’oreille. C’étaient les bruits du métal contre la pierre. Des hommes travaillaient non loin des rives de l’embouchure, au pied de la haute montagne que nous venions de descendre. L’ordre fut donné de nous approcher près du chantier en rampant comme le serpent. Arrivés sur un nouveau promontoire rocheux légèrement en retrait de la jungle, nous observâmes. Au-dessous de nous, s’élevait une immense statue de cent cinquante pieds représentant deux oiseaux majestueux qui se tenaient côte à côte au sommet d’un piédestal mesurant cent soixante pieds, et qui regardaient dans la même direction. Mais que regardaient-ils ? Ils regardaient la paroi de grès de la colline au loin, vers le sud, devant quoi s’érigeaient des murs de fortification. C’était une cité sur laquelle la statue semblait veiller. Près de ce monument, des hommes travaillaient à la construction d’un nouveau ; on bâtissait un temple. Les bruits du métal contre la pierre résonnaient avec plus de force depuis l’endroit où nous étions désormais et nous voyions avec précision quelle en était la cause. La partie de la montagne située au-delà de la statue était une carrière, peut-être une mine à ciel ouvert.

            Le Soleil se coucherait derrière la plaine bleu azur dans trois heures, estima le chef éclaireur. Nous devions revenir sur nos pas, toujours en rampant, jusqu’au sentier pour y attendre la cohorte. Nous devions prévenir nos compagnons de notre arrivée et donner le signal de leur départ. Nous fîmes un feu qui parla la langue des nuages. Beaucoup plus haut le chant du condor, que nous identifiâmes comme la réponse donnée par l’un des braves de la cohorte, confirma la réception de notre message et le départ collectif pour la descente. Ils nous rejoignirent au terme de deux heures, durant lesquelles nous nous occupâmes à chasser, après avoir aiguisé nos armes. – Nous attendrons que la Lune soit couchée cette nuit afin de nous approcher de la cité falaise, nous dit le Grand Chef. Les gens de cette cité, continua-t-il, ont construit un pont qui passe le fleuve mer. Nous emprunterons cette voie de l’eau car le courant est très fort ; c’est une eau furieuse que la parole du bois apaise ici, dans cette zone réservée au chant du métal et de la pierre, cette zone consacrée à leurs dieux. Nous devons redoubler de vigilance. Mangeons, affûtons notre esprit et les armes. J’ai dit. »   

 

           Fin de matinée. Je travaille à l’office, un document de type encyclopédique dans lequel demeurent définis les signes que je m’emploie à traduire. Il s’agit d’un ouvrage qui me fut prêté par mon homologue de la cité du sud. Le temps est à la pluie, ce jour et depuis une semaine, sans discontinuer les précipitations sévissent sur nos champs, sur la végétation, heureusement. Les rues en pente sont devenues des voies d’eau où il est difficile parfois de marcher. J’entends les gouttes tomber sur les rebords de la façade de mon lieu de travail. Quelquefois, comme c’est le cas en ce moment, elles me distraient. Je profite d’une telle période pour poursuivre mon récit, mes annotations, entre deux fragments, lorsque la quête du sens d’après un mot, une phrase, une strophe, me l’impose. La langue au-devant de quoi je me risque s’avère complexe. Elle n’est pas alphabétique comme la nôtre, mais pré alphabétique. Cet ouvrage métalinguistique dont je me sers est en réalité un document emprunté auprès des autorités de la cité du sud par l’intermédiaire de mon homologue, donc de nature confidentielle. La première traduction est écrite dans cette langue pré- alphabétique, réalisée d’après le texte original qui lui, de fait, est une écriture cunéiforme. Nous devons à notre tour, agents de l’office, traduire dans notre propre langue, ce qui nécessite une bonne concentration ; les signes pré- alphabétiques de cette première traduction ne sont pas les mêmes que ceux de la langue officielle de la cité du sud, abjad. Ils composent donc une langue très ancienne.

          Tout en compulsant ou analysant ce support métalinguistique, je parcours l’Histoire qui, selon le procès chronologique, se transforme en tendant à simplifier l’écriture et à multiplier les supports. Nous sommes à cette heure dans une période historique, parce que nous nous situons à l’ère des civilisations. Depuis que l’Humanité raconte et pense le monde géométriquement, les supports ont évolué. Nous travaillons à l’office, par exemple, sur du papyrus. L’œuvre que je traduis est un rouleau de papyrus où se trouve déjà, je l’ai dit précédemment, une traduction, cependant en langue ancienne de la région sud. Le support qui servit à ce premier travail est pluriel. La plus grande partie de ces fragments furent gravés sur l’argile, la pierre et le bois. Le terme de Nouveaux Fragments se justifie par ailleurs dans la mesure où il est révélateur d’une histoire collective, celle que nous partageons avec nos voisins éloignés de la cité du sud, plus ancienne que la nôtre. Mais comment ai-je appris ce fait socioculturel d’importance qui m’engagea à organiser un séjour diplomatique ? Simplement mon goût pour l’Histoire, l’Éducation Morale et Civique et de nombreuses heures passées dans notre immense Bibliothèque d’État, puisque l’office où j’exerce se situe dans son département Recherche. Je conçois en effet mon métier comme une voie participant de l’éducation. Nos institutions, notre savoir, notre marche de citoyens vers le rayonnement pacifique de notre agglomération ne peuvent s’entendre sans le socle de l’éducation. Éduquer, instruire la pensée de nos Sages aux enfants, à la jeunesse, est le domaine essentiel de la parole, des murs de la Cité, des lois qui régissent son économie optimale, des lois qui régissent les comportements. Je reprends le cours de ma traduction, nous approchons du point Zénith et de la pause repas ; dans demi-heure exactement, me confirme l’ombre sagittale du cadran solaire situé au milieu de la cour centrale sur quoi s’ouvrent nos fenêtres. « – Où en êtes-vous ? me demande le supérieur de notre département. – Quelques jours encore, Chef. Il me reste les trois derniers fragments du premier tiers que vous m’avez confié.  – Bien. Prévenez-moi, s’il vous plaît, dès que terminé. Le délai qui vous échoit, vous le savez, est dans quatre jours, au dernier jour de la quinzaine de commémorations. »

 

       Le conteur, maintenant debout, reprit son histoire devant l’assemblée royale. C’était toujours à la table du Palais. On servait les mets sucrés et le café. Il dit : « Le Grand Chef réunit le Conseil avant notre départ vers la cité falaise, tandis que la Lune finissait son cycle nocturne et allait sous peu revêtir le drap des constellations pour dormir jusqu’au lendemain. Le Grand Chef avait établi une carte sur le sable à l’aide de la pointe d’une de ses flèches. Nous nous tenions dans un petit périmètre de la plage, très reculé, au pied de la haute montagne. Cette carte reprenait à l’identique, mais selon les mesures d’une échelle 1 / 50, la topographie réelle. Il reprit l’idée du passage du pont en précisant que nous devions nous organiser sur le mode de trois formations : celle des trois éclaireurs, suivie du reste de la cohorte, quant à elle divisée en deux groupes. Il marqua sur le sable trois traits perpendiculaires à la ligne du pont. L’axe triple était pensé relativement à la durée, trois traits perpendiculaires en l’occurrence qui s’inscrivaient dans le temps, conçus de telle sorte que le petit groupe des éclaireurs partirait une demi-heure avant les deux autres. Puis, un quart d’heure séparerait l’avancée des deux divisions de la cohorte. La Lune s’était couchée. Nous nous situions au milieu de la nuit.  – C’est à vous, éclaireurs, dit alors le Grand Chef. Il nous fit le signe de bénédiction en se touchant la poitrine au niveau du cœur. Nous fîmes de même et quittâmes le camp de base, d’abord en courant très vite sur une longueur d’un kilomètre, le buste sensiblement penché, sûrs de notre peinture de camouflage. Nous adoptâmes un rythme rapide et confortable ensuite au long des neufs kilomètres restants. En une demi-heure, nous fûmes à l’entrée du pont. Un cri d’oiseau de nuit donna le signal de départ de la première division de cohorte. C’était mon cri. Un quart d’heure après l’arrière-garde partit à son tour. – Le pont n’est pas gardé, dit notre chef éclaireur au Grand Chef dès qu’il fut arrivé, au bout de quarante-cinq minutes, c’est-à-dire après que toute notre cohorte fut au complet rassemblée pour franchir le pont.

        Nous nous mîmes dès lors à plat ventre et, suivant le même ordre de progression mais à des durées d’intervalle moindre, à savoir cinq minutes entre chacune des trois formations. Le pont était suffisamment large pour que nos braves puissent le franchir à raison de six guerriers alignés sur le même plan horizontal, donc dans le sens de sa largeur. Un cas seulement présentait un chiffre impair, les cinq premiers braves de la première division et non pas les six, devaient nous succéder durant le passage du pont. Nous arrivâmes dans cet ordre au terme de vingt minutes. La longueur du pont avait préalablement été estimée par le Grand Chef à deux kilomètres. C’était bien le cas. Notre rapport au temps s’évalue chez nous d’après l’étendue à parcourir ou parcourue, soit par la vue, soit par la performance physique de nos braves. – Maintenant que nous avons atteint le premier objectif, cette première étape du fleuve mer, nous dit le Grand Chef, reste l’ascension. Vous connaissez la consigne.

       Toujours dans le même ordre de progression et le même laps de cinq minutes entre les trois formations, nous gagnâmes la colline, d’abord à travers champs, puis par les prés au bétail. En deux heures de course rapide, nous fûmes au sommet de la colline qui domine la cité. Loin au-dessous de notre point d’observation, à l’intérieur de l’enceinte, des sentinelles avaient fait un feu. C’était derrière les grandes portes qui ferment les fortifications. – Vous ne remarquez rien, demanda notre Chef, à part ce feu léger qui est de la taille d’une étoile brillant dans le ciel de la nuit ? Et pour cause, argua-t-il. Leur site demeure inattaquable. C’est un grand vide que nous avons devant nous. De plus de trois mille pieds. Ce peuple habite une falaise géante. Dormons. Au lever du Soleil, nous lèverons le camp pour aller au-devant de ce peuple, le peuple des Portes du Ciel. J’ai dit. »

        Je viens de terminer la traduction de ce fragment, qui précède. Elle s’est réalisée à l’office. Il continue de pleuvoir, les cultures s’en trouvent dynamisées, nourries. Cela est très bien. Nos champs ont besoin d’eau, et nos forêts. Il est l’heure pour moi, étant donné que je viens de rentrer après avoir acheté quelques mets à l’épicerie de mon quartier, il est l’heure de me plonger dans la relecture de ce premier tiers encore inachevé que j’ai la responsabilité de traduire. J’étends à nouveau le papyrus jusqu’à la fin de la partie qui me revient. La longueur de ma table de travail suffit à peine. Ce rouleau se compose de dix-huit fragments, donc près de trois tables de travail comme la mienne. Nous écrivons, mes homologues de l’office et moi-même, sur un autre rouleau de papyrus qui constitue à la fois la première et avant dernière étape, la dernière étape étant celle de la copie. Deux rouleaux de papyrus, ni plus ni moins, sont donc à notre disposition dans le cadre de notre emploi. Les annotations et les fragments que chacun peut lire dans ce récit, en revanche, sont écrits sur un rouleau différent, que j’ai acheté et qui se trouvait rangé entre autres dans ma chambre avant que je décide d’en faire usage, à titre personnel ; un ouvrage par ailleurs que je soumettrai aussi à la lecture de notre supérieur afin qu’il me donne son avis, quant à la possibilité de le mettre en rayon dans la bibliothèque de notre département, le département Recherche, comme je l'ai précédemment dit. S’agissant de mon travail de traduction, strictu sensu, je devrai également le soumettre à notre supérieur, pour qu’il me donne l’autorisation de passer à l’étape de la copie. Pour l’heure, je relis les mots et expressions à l’égard de quoi des précisions peuvent être apportées. L’ouvrage métalinguistique que je prends toujours avec moi depuis mon récent séjour dans la cité du sud m’est indispensable pour accomplir cette tâche. Je revois certaines occurrences, vérifie la conformité de sens avec les occurrences de notre langue.

        La narration est le type de discours majeur de ces fragments. Elle est d’ordre littéraire et s’organise autour de deux instances ; l’une, omnisciente, l’autre, interne. L’instance dominante sur quoi se fonde chaque fragment est celle du conteur. C’est le point de vue, ou focalisation, qui détermine l’architectonique de l’histoire. En effet, le personnage du conteur demeure le témoin et l’un des acteurs principaux de l’expédition que, certainement, les autorités de la cité du sud ordonnèrent à une époque où elles étaient dans l’ignorance de l’existence de notre cité et des territoires du nord. Au commencement ce texte fut écrit en vers, selon le concept épique. Ma traduction ne peut cependant pas respecter la prosodie originelle. La problématique d’une fidélité absolue à la forme versifiée, à défaut de sens, s’était déjà posée aux premiers traducteurs de la cité du sud. Mon travail reprend ainsi l’écriture en prose de la première traduction, en langue pré alphabétique elle aussi mais plus récente que l'écriture cunéiforme car datant de la deuxième moitié de l'Âge de Bronze, précisément l'Âge du Bronze final, et par la simple raison que le système métrique de l'écriture cunéiforme se différencie sensiblement de celui du pré alphabétique de la cité du sud et, a fortiori, de sa langue contemporaine et de la langue de notre cité. Le sens originel est celui d’un récit historique utilisant les ressources de la mythologie, donc de la fable.

 

         « Le matin n’était pas encore manifeste dans ses couleurs d’aube ou d’aurore, lorsque le Soleil annonce sa venue ou bien qu'il apparaît avec son quadrige. Non. C’était sans doute à la fin de la nuit. Nous dormions alors au sommet de la falaise géante qui descend en à-pics sur la cité des Portes du Ciel. Nous dormions dans des couvertures de laine qui tenaient chaud. Les nuits sont froides dans cette région où la plaine azur et la plaine de sable se rencontrent. Je fis un rêve.

         Je me trouvais devant les grandes portes de ladite cité en compagnie du chef éclaireur et du troisième brave. Ces portes étaient closes et avaient une hauteur de près de deux cents pieds. Au-dessus, trônait sur son socle de marbre la statue d’une femme aigle qui regardait la plaine bleue jusqu’à l’horizon. La statue mesurait, quant à elle, cent pieds. Il me semblait que nous n’existions pas devant cette forteresse. Et nous n’avions aucun moyen de passer au-delà, ni même de taper contre. – Ces portes sont faites d’un métal très épais et très dur, plutôt un alliage impossible à corrompre, probablement d’airain et d’argent et ce, sur une profondeur volumique, au vu de la paroi rocheuse contre quoi elles demeurent soudées, encastrées, de trente mètres, me disais-je. Nous cherchions pourtant à entrer, sous l’ordre du Grand Chef. Mais le troisième brave nous suggéra de longer les fortifications du côté sud, puisque les fortifications forment une avancée majestueuse relativement à la situation de la falaise géante. Elles sont conçues à même la roche.

           Nous progressions donc vers le sud, ayant acquiescé à la proposition stratégique du brave, quand le chef éclaireur, au bout d’une heure de marche rapide, eut la vision d’un ciel ouvert que jusque-là on ne pouvait avoir, dans la mesure où nous avancions parmi les méandres de la falaise de grès et de granite, très nombreux au demeurant. Ainsi, le chef remarqua une ouverture céleste au milieu de ces tunnels de roche que nous empruntions. – Voyez ! dit-il, une fois que nous l’eûmes rejoint, le brave et moi-même. J’eus alors l’impression de voler haut et loin. La grande plaine de sable se découvrait dessous notre petit groupe, à l’infini, et à plus de quatre mille pieds à l’à-pic de notre belvédère. C’était un précipice à la verticale d’une nouvelle paroi, la paroi sud de ce que nous nommons « La Colline ». – Regardez sur votre droite maintenant, ajouta notre chef.

         Et nous vîmes à notre droite, tel un colosse, une deuxième porte double s’élevant devant nous, deux portes par conséquent, conçues de la même façon et de la même hauteur que l’entrée nord. Au-dessus de leur tympan, une deuxième femme aigle trônait en regardant au plus loin de la plaine de sable. – Imprenable, conclut le chef éclaireur. Observez l’emplacement de cette deuxième entrée. Elle s’ouvre sur le vide. Elle ne fait qu’un avec le roc. Ce peuple est un peuple d’une très grande force, un peuple de bâtisseurs aimés du ciel. Leur cité se confond avec la colline, argua-t-il.

        Un cri d’oiseau des mers retentit et je sentis la douce lumière du matin sur mon visage encore à moitié endormi. Je me réveillai. Plusieurs de nos braves étaient debout. Le Grand Chef et ses lieutenants nous réveillaient à la vérité sur le mode d’un ordre dont nous avions l’habitude depuis notre arrivée dans cette région, c’est-à-dire le chant aigu des grands oiseaux blancs qui vivent avec la mer, sur la mer, ce que nos Anciens nomment poétiquement La Plaine Bleue ou La Plaine Azur. »

 

          La cité aujourd’hui s’est développée au-delà de ses fortifications d’origine. Tout est intact cependant. La croissance démographique obligea simplement les autorités, il y a près d’un siècle, à construire alentour sur un périmètre quatre fois plus important outre le port, grâce à quoi par ailleurs notre économie commerciale connaît une forte augmentation sur le plan des échanges et, par conséquent, sur le plan des recettes effectives des caisses de notre État. Je viens de clore ce cinquième fragment après y avoir travaillé toute la journée à l’office et une partie de la soirée. La pluie au-dehors crée un rythme apaisant qui accompagne mon écriture dans le confort de la chambre. L’encens de myrrhe imprègne en brûlant tous les matériaux qui en constituent le cadre mais aussi les supports, en l’occurrence ce bois de papyrus dont je me sers, très odorant, qui favorise l’inspiration et les rythmes de la phrase, tantôt brefs, tantôt développés lorsque les besoins de la réflexion l’imposent.

         Notre société est une société essentiellement agricole qui se fonde sur l’exploitation. Notre Cité État doit sa richesse à sa population, ce de manière exclusive. Cette première quinzaine de commémorations où nous nous trouvons, qui a lieu tous les ans à la venue des beaux jours fut décidée par décret par Sa Majesté la Reine en hommage à nos déesses protectrices. Notre peuple est en effet un peuple de bâtisseurs et de cultivateurs dont les mœurs défendent qu’une personne affaiblie ou malade soit laissée pour compte, ignorée. Nos médecins sont des hommes de science et leur grande sagesse est très respectée, souvent sollicitée. Nous vivons, par le fait de nos institutions très anciennes, sur le principe de la société égalitaire et productive. L’entraide y pourvoit et l’autorité de Sa Majesté la Reine. Tout excès demeure banni, condamné, en matière de comportement social. Le cas de l’esclavage, que je pus par exemple découvrir à la lecture de plusieurs ouvrages relatifs à l’Histoire d’autres sociétés, nous est inconnu. C’est une aberration sociale, inhumaine, une faute grave, condamnée très sévèrement par nos valeurs et nos lois démocratiques.

           En ces jours de danses, de musiques populaires, les rues de la cité sont fleuries. Nos jours et nos nuits baignent dans les senteurs de l’air. La satisfaction d’écrire tient à mon métier, à l’idée de bien-être que l’on éprouve au contact, à la découverte des signes, à cette idée de l’enrichissement de soi qui, outre les signes, se trouve en chacun de nos concitoyennes et de nos concitoyens et qu’elles ou ils appliquent dans leur propre métier, que ce soit aux champs, dans les institutions, dans la pratique d'un art, dans le vaste secteur commercial. J’écris comme elles ou ils écrivent, comme un travailleur. Il est vrai, comme le constate le personnage du chef éclaireur dans le rêve du protagoniste principal, que notre peuple est un peuple à l’âme forte, faisant preuve, pour sa grande majorité, d’une puissance physique remarquable. La cité que ce rêve honore est à la vérité ce que notre architecture urbaine fut à l’origine. Les deux portes dont il est fait mention furent conçues selon les mesures données dans ce dernier fragment. Cela peut paraître extraordinaire mais cela est. Je suis pour l’heure impatient de découvrir comment la rencontre entre cette cohorte missionnée par le gouvernement de la cité du sud et le gouvernement des Anciens de notre cité va pouvoir se faire, ou si elle se fera, à ce stade de la traduction j’entends.

          « Le Grand Chef donna l’ordre de lever notre camp au sommet de la colline. – Nous descendons la colline et nous irons devant les grandes portes de cette cité imprenable, adoptant la même stratégie de progression que celle d’hier au soir. Le groupe des trois éclaireurs suivi de deux fois cinq minutes par les deux divisions de notre cohorte. J’ai dit.

            Nous partîmes donc les premiers sur la piste en sens inverse, mes deux compagnons et moi-même, cinq minutes avant le départ de la première division. Nous formions, comme la veille un groupe plus compact, en raison du laps de temps plus bref qui séparait les trois formations. Comme à notre habitude, notre marche était rapide. Quand le Soleil fut à mi-course entre l’aurore et le Zénith, nous laissâmes le pont du fleuve mer sur notre droite et poursuivîmes la descente dans la forêt qui bordent les prés et les champs, jusqu’à la plage, les deux divisions principales de la cohorte nous suivant de près. En une heure, nous atteignîmes la grande plage. La cité s’élevait, géante, à notre gauche et regardant la plaine azur. Le Grand Chef tint à nouveau conseil. Il passerait devant avec sa garde. La cohorte se tiendrait à une centaine de mètres derrière. Nous avançâmes ensemble à pas lents puis nous arrêtâmes à une distance d’un demi-kilomètre des portes de la cité. Le Grand Chef nous fit signe de rester là, tandis que lui et son groupe de commandement se rapprocheraient jusqu’au pied des fortifications. Au bout de dix minutes qui nous parurent longues, le Grand Chef fit signe à ses gardes de stopper, puis ils s’assirent. Les deux divisions de notre cohorte firent de même. Nous étions désormais tous assis sur le sable. Cette posture, dans les mœurs de notre peuple, est un symbole de paix. Nous ne venions pas en ennemis mais en visiteurs inscrits dans le cadre d’une mission d’exploration gouvernementale. C’est ce que, du moins, nous voulions témoigner aux habitants de la cité falaise.

             Quand le Soleil eut, quant à Lui, atteint son assise au Zénith, les portes ne s’étaient toujours pas ouvertes ; aucun homme, chose encore plus étrange, n’était apparu sur quelque chemin de sentinelle. Rien. Il faisait chaud, néanmoins nos peintures corporelles nous protégeaient des risques de brûlures naturelles ou d’une insolation. Il n’y avait aucun bruit inhabituel, le courant du fleuve mer derrière notre position faisait un bruit de fond continue qui nous berçait, lorsque soudain : – Qui êtes-vous ? Ces mots furent prononcés comme une sommation et, extraordinairement, depuis la plaine bleue.

           En nous retournant, nous vîmes une armée qui se tenait à la surface de l’eau et nous tenait en joue au moyen d’arcs et de flèches ou de javelots. Ces guerriers étaient à bord de barques très légères ; d’autres, plus près du rivage, se tenaient à califourchon sur des planches flottantes en forme de lame. Tous avaient leurs armes pointées sur nous. Notre Grand Chef demanda à palabrer. Lors nous vîmes une barque légère s’avancer et accoster le rivage de sable. À bord se trouvaient trois guerriers, l’un d’eux avait la tête couverte d’un large bandeau blanc. Ce dernier alla au-devant de notre Grand Chef. Ils palabrèrent deux heures, assis face à face, comme l’exige la coutume dans les régions du monde connu. Après quoi, ordre fut donné à tous les guerriers des deux camps de se saluer en se serrant la main. Personne ne sait ce que les deux chefs se dirent, mais j’appris cependant que nous étions observés depuis notre entrée dans la caverne aux motifs féminins, jusqu’à ce matin où, là encore, nous étions attendus. Vu que nous n’avions laissé aucune trace de notre passage, nous fûmes considérés par ces valeureux guerriers comme des braves. On organisa en notre honneur des festivités qui s’inscrivaient dans une période de commémoration consacrée aux déesses protectrices de la cité falaise, cette cité infrangible, que notre Grand Chef avait nommée Les Portes du Ciel. »

            Ce sixième et dernier fragment représente un accomplissement quant à la charge qui me fut confiée dans le cadre de ma fonction de traducteur. Une œuvre plus récente est le projet auquel je vais participer dès le début de la semaine prochaine. Il m’est toutefois permis d’aider mes homologues chargés, quant à eux, de traduire les deux derniers ensembles du rouleau de papyrus. Après quoi, lorsque notre supérieur aura validé ce travail collectif, je reviendrai en sa compagnie dans la cité du sud, lors d’un nouveau séjour de trois semaines qui devrait se clôturer par une série de discours publics devant une assemblée populaire à laquelle je ferai, entre autres intervenants, la présentation de l’ouvrage et mettrai en valeur l’importance de sa traduction, dans la mesure où il permet ainsi de mieux comprendre les origines de l’entente diplomatique qui unit nos deux peuples, celui de la cité du sud et celui de notre cité, précisément.

             Les détails d’ordre stratégique dont le narrateur et protagoniste principal fait état à la fin du sixième fragment révèle de la part de nos braves des facultés exceptionnelles de bâtisseurs mais aussi d’adaptation au milieu naturel. Leur soudaine apparition derrière cette cohorte inconnue, alors même que ses braves s’attendaient à quelque action manifeste devant eux, montre combien notre cité est, outre une agglomération abritant de nombreux foyers dans le souci de protéger leur vie, un lieu que l’Histoire a sacralisé. Notre jeunesse, notre langue, sont les garants de son histoire et de ses mythes, des lois et des décrets officiels établis par nos Anciens. Nous nous sommes, depuis le temps de cette rencontre avec les braves de la cité du sud venus au-devant de nous dans le cadre d’une ordonnance qui autorisa leur mission d’exploration, ouverts nous-mêmes sur cette région du monde connu en accueillant des tribus d’origines très diverses, au contact desquelles notre cité s’est enrichie dans tous les domaines du savoir. De nos jours, notre peuple peut se prévaloir des qualités humaines qui l’ont conduit à se constituer en un État démocratique. Nous œuvrons tous les jours, grâce à notre culture, notre éducation, grâce aux sciences, à entretenir l’atmosphère de paix qui y règne tout en assurant l’équilibre économique qui permet à chacun de vivre décemment. Nos champs produisent de beaux fruits, permettent d’abondantes récoltes, nos murs s’ouvrent sur les horizons toujours nouveaux de la terre et de la mer, qu’il nous est donné de découvrir d’une part, à dos de cheval, de chameau, d’autre part, à bord des puissants navires de notre marine marchande.   

       La quinzaine de commémorations s’achève demain. Je ne peux m’empêcher de penser à ce sixième fragment qui se termine lui aussi sur cette période, par la réception que nos Anciens organisèrent en l’honneur des braves de la cité du sud. C’est peut-être un hasard. Néanmoins, cette première partie du rouleau se dénoue heureusement pour une suite cohérente placée sous le sceau des relations nouvelles et non moins heureuses que les deux peuples ont entretenues jusqu’à nos jours. De même que mon travail s’inscrit, et c’est une chance, dans cette atmosphère de célébrations qui crée la joie populaire, outre qu’elle crée et se crée sous le regard vigilant de nos déesses protectrices. Grâce soit rendue à nos déesses. Grâce soit rendue à Sa Majesté Notre Reine qui sur tous gouverne pacifiquement et à qui je dédie ce travail.

 

                                                       E. R.

                                          Jean-Michel TARTAYRE

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