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montagnes

PUBLICATIONS XXXVII

Récit fictionnel

Violoniste

JEAN-MICHEL TARTAYRE

 

 

 

 

LE JOURNAL D'ART JUNGLE

Femme-Soleil

 

 

Récit fictionnel

 

 

 

Ma mission m’engage. Je ne sais pas quelle sera la prochaine. Pour moi, il demeure fondamental de noter l’événement du jour et de m’en tenir aux objectifs, rien de plus. Ma supérieure aujourd’hui m’a confié un transport de fournitures alimentaires dans une tribu que je ne connais pas encore et dont le lieu géographique se trouve au-delà de la zone où, jusqu’à maintenant, j’étais affecté. Habituellement, depuis le port, je parcours entre 10 et 20 km, bien sûr dans le deuxième cas en barque à moteur ou en hors-bord, selon l’ordre reçu. « Lieutenant, vous partez pour quinze jours. Je vous attends dans 30 minutes au Bureau du Port. » L’ordre me fut donné ce matin, 6 AM. J’en informe aussitôt mon épouse, embrasse nos enfants, avant de quitter le foyer. Le Commandant me reçoit dans son bureau : « Asseyez-vous Lieutenant Jungle. Tenez. Voici la carte. La zone où vous devez vous rendre durant cette période de quinze jours est notée dessus. Évidemment, vous prenez le hors-bord de l’Unité Spéciale. Vous serez sept, dont le Capitaine L, qui est déjà informé. C’est tout. Par ces temps difficiles, la tribu qui vous concerne en l’occurrence a besoin, non seulement de denrées, mais surtout d’une intervention de votre groupe pour restaurer une grande statue de 30 mètres de haut, 37 mètres en comptant la hauteur du socle, dont une partie s’est gravement détériorée en raison des fortes pluies qui ont sévi quelque temps après la tempête, vous le savez sans doute, dans cette région du nord. » Je regarde la carte dans le détail. En effet, ladite tribu se situe au nord, à plus de 50 km de la cité par voie fluviale et au cœur de la forêt, soit 50 km de plus environ à pied. J’en fais part au Commandant. « C’est ça, Lieutenant. Vous pouvez disposer. On vous attend. »

 

 

Le hors-bord est très puissant. Nous transportons 300 kg de denrées alimentaires. Nous accostons le quai en moins d’une heure. Il nous faut d’abord transporter la nourriture à destination du village. Deux soldats de la brigade canine, qui font partie de notre équipe, montent la garde avec les chiens de défense, eu égard à nos affaires personnelles ainsi qu’à l’outillage relatif à la maçonnerie restés dans le bateau. Nous sommes cinq à quitter la plateforme avec 60 kg dans nos sacs à dos respectifs. Le trajet se réalise à pied. « Plus de 50 km, est-nord-est, sous la canopée grande … » me confirme le Capitaine. Je ne pense à rien qu’à demeurer en prise directe avec le réel, vigilant au degré optimal. Les arbres et leur feuillage font un dôme au-dessus de nous. L’unité avance au rythme de deux cents pas à la minute. Le Capitaine a la carte et la boussole en main. Notre mouvement est très organisé. Je ferme la marche, un mètre me sépare de mon coéquipier devant ; ainsi de chacun de nous. Je ne pense à rien, qu’à regarder et à écouter sous mon bob le moindre mouvement suspect. Mais ce sont des rythmes coutumiers que je constate jusqu’à maintenant, le chant des oiseaux, le cri des singes, les envols chromatiques de nombreux perroquets. Comme si le silence hors de ce champ informationnel était normal, d’une normalité menaçante, toujours. Un silence que l’on entend. Personne ne peut savoir en effet ce que l’espace de la seconde nous réserve ici. Nous ne sommes pas chez nous et cette normalité silencieuse de l’étendue où nous progressons a la consistance d’un mur d’acier. Il importe, pour chacun des membres de notre unité, de se fondre dans cette masse de silence et, pareil à l’acier, éviter donc l’effet de surprise, son trop plein émotionnel. Autrement dit, chacun de nous obéit simplement, outre à l’ordre militaire, à l’ordre de l’espace naturel qui n’admet pas l’erreur de sens, le doute – ou retour sur soi –, ni l’errance narcissique. Il est impérieux d’entendre le silence de la forêt.

 

 

Un coup d’œil sur ma montre. 10,30 AM. « Moitié du parcours Messieurs … », nous dit le Capitaine. Nous progressons sans diminuer le rythme de la marche. 200 pas / minute. Depuis je ne saurais dire combien de temps néanmoins, j’ai le sentiment que nous sommes observés. Il s’agit là du phénomène de la prégnance – ou de ce que nous pouvons définir comme Les Yeux de la Forêt. Mes coéquipiers le savent aussi. Aucune place à l’imagination en l’occurrence. Nous appartenons aux signes du langage forestier et, à ce titre, la conscience de cet état des choses nous inscrit dans la parfaite matérialité du silence. Sur ce plan, le mutisme demeure constante jussive. Nous ne les voyons pas mais eux nous voient. Il est indispensable, quant à moi, de me plier à une telle constante. Ne pas trahir, ne jamais trahir, mes compagnons. Tout mot est menace. Il m’est un devoir d’ignorer le mot qui pourrait être jeté par insouciance, soit par incidence narcissique. L’important est de renvoyer ce mauvais effet à sa source, c’est-à-dire à un excès de motion et de reprendre le contact direct avec le cadre, celui de l’instance défensive qui me permet de me fondre dans l’élément au titre de la mission, de sa teneur, de son objectif d’accomplissement. « Gardez votre contrôle Messieurs … » murmure sèchement le Capitaine. Je me fixe sur le silence sans me projeter. Aucun souvenir, aucun mouvement négatif, ne m’importunent, ne doivent m’importuner dans ce travail de raison et de conservation. Ni peur infondée, ni sentiment de culpabilité aberrant, nul complexe. La constante fonde l’harmonie de notre unité spéciale. Elle se résume dans la phrase de sommation du Capitaine : « C’est le moment de la fermer Messieurs. »

 

Se taire, tel est le mot d’ordre. Nous marchons, conscients de n’être pas seuls. Au terme de cinq heures d’avancée au rythme de 200 pas / minute, nous parvenons au pied d’une montagne où se trouvent des fortifications de granit. « Messieurs, nous y sommes … » dit le Capitaine. Au même moment, un groupe de personnes armées et au visage peint vient au-devant de nous. La singularité de cette rencontre consiste dans le fait que ces personnes sont exclusivement des femmes. « Lieutenant Jungle ! » Le Capitaine me demande de dialoguer avec la personne qui se présente comme la Chef, car elle est la seule à se détacher de son unité. Mais elle s’est approchée du Capitaine en lui disant : « N’ayez crainte Monsieur. Nous entendons votre langue. » La conversation s’avère alors concise. La Chef savait déjà qui nous étions et quel est l’objectif de notre venue. « En revanche, ajoute-t-elle, je vous demanderais d’installer votre campement près de la statue sise à l’entrée de notre cité. Cette statue-même qu’il vous est proposé de restaurer, faute, en ce qui nous concerne, d'avoir tout le matériel adéquat. Mais nous pourrons vous y aider. De nombreux foyers ont en effet perdu leurs réserves de nourriture, du mobilier. Du matériel propre au B.T.P., des véhicules, ont aussi été emportés par les torrents d'eau et de boue. Néanmoins, il nous reste plusieurs engins de chantier et les ateliers dans nos carrières de granit, de calcaire et de grès. Notre armée et les entreprises du bâtiment travaillent de concert depuis trois semaines pour réparer et reconstruire. Vous êtes donc les bienvenus, Messieurs. Nous allons maintenant vous aider à transporter la nourriture. Vous pourrez par ailleurs vous en rendre compte, nous sommes une majorité de femmes, quoique relative, à vivre ici. Notre tribu est dirigée par La Reine. Elle vous recevra dès ce soir. » Puis s’adressant à l’unité des guerrières : « Allons Mesdames, veuillez aider ces messieurs, s’il vous plaît. » Lors, tous ensemble nous transportons les denrées alimentaires pour les déposer dans les réfrigérateurs d’une grande case réservée au dépôt des marchandises. Ensuite, trois d’entre nous, trois membres de notre unité d’intervention, dont moi-même, repartent à destination du fleuve pour récupérer nos affaires personnelles ainsi que l’outillage propre à la maçonnerie, ce après avoir déjeuner d’un sandwich et d’un soda, ou d’une bouteille d’eau. Nous arrivons enfin sur la plateforme surveillée par nos coéquipiers et les chiens de défense après trois heures quarante de marche rapide, délestés que nous sommes maintenant des 60 kg qui impactaient notre précédent trajet aller. Les deux agents de la brigade canine me tiennent informé de la situation et des conditions de leur surveillance. Rien à signaler.

 

 

Après avoir déposé nos affaires personnelles et le matériel « maçonnerie » selon le principe de la chaîne humaine, je m’occupe personnellement de verrouiller les deux moteurs hors-bord en actionnant leur dispositif d’écrou, par la raison que c’est moi qui le pilote. Ensuite, je propose à mes coéquipiers de camoufler la machine. L’opération se réalise en moins de trente minutes. Puis nous nous lestons des sacs contenant les affaires personnelles de chacun des membres de l’unité, ainsi que de l’outillage réservé aux travaux de maçonnerie. Je prends la responsabilité, quant à moi, de porter deux sacs, le mien et celui du Capitaine. Mes compagnons se répartissent comme ils le souhaitent le reste des bagages. Les deux soldats de la brigade canine fermeront la marche. Nous partons dix minutes avant eux. Notre groupe de marcheurs arrive au complet dans la cité à 8,15 PM. Je viens de consulter ma montre sitôt aperçus les deux maîtres-chiens. Je rejoins ensuite le Capitaine dans sa tente. « Parfait Lieutenant. Dites aux hommes de prendre une douche avant le dîner. Vous n’oubliez pas que la reine de la tribu vient nous rendre visite afin de nous donner les consignes de travail et nous montrer ce qu’il y a à faire sur la statue. Rompez. Je vous retrouve dans 1 heure au mess. » Après nous être douchés et nous être brossées les dents dans la salle d’eau du gymnase du stade municipal, près de quoi le campement se situe, après avoir aussi lavé notre linge dans la laverie automatique qui jouxte ladite salle d'eau, nous nous retrouvons tous au mess. On y est servi par des membres de la tribu en uniforme, trois femmes et un homme. Au menu, « Gigot d’agneau et flageolets ». Un délice au demeurant. De surcroît, nous avons faim. Le dessert, « Fleurs d’ananas sur leur lit de coco » est une apothéose gastronomique. Mais nous restons à l’eau. Au terme d’une heure de régal, la Chef des guerrières, qui fut notre première interlocutrice, se présente dans son uniforme de Lieutenant-Colonel. Elle dit : « Bonsoir Messieurs. Sa Majesté la Reine vous attend. »

 

 

Nous arrivons au palais. Sa Majesté la Reine nous reçoit dans l’amphithéâtre et nous prie de nous asseoir. Au préalable, je demande au Lieutenant-Colonel s’il m’est possible d’enregistrer le discours sur mon smartphone. « Pas de souci, Lieutenant. Vous m’en faites une copie après, s’il vous plaît ? Ce, afin que je puisse le transmettre à Sa Majesté … » Je réponds par l’affirmative. L’amphithéâtre est un monument de granit inclus dans l’enceinte du palais et ouvert sur la voûte céleste. Il s'agit de l'amphithéâtre extérieur. La reine est assise au centre sur son trône, entourée de sa garde, exclusivement des femmes en uniforme. Comme dans tout amphithéâtre, notre unité se trouve à des places sises en hauteur et nous nous tenons tous silencieux, étant donné la solennité du moment. Des grands vases où brûle l’encens émanent des fragrances sublimes. Notre assemblée est éclairée par quatre grands projecteurs. La reine commence à parler, j’appuie sur la touche ON de mon Galaxy. « Bonsoir Messieurs. Je ne m’étendrai pas sur vos services, attendu d’abord que leur qualité est grande, attendu ensuite que votre administration m’oblige, dans la mesure où elle a répondu favorablement à ma demande en ce cas de force majeure. Vous vous en êtes rendu compte, notre cité est composée de personnes féminines pour plus de la moitié de ses habitants. Plusieurs membres de notre Conseil et de notre armée, outre évidemment la population masculine indispensable à toute tribu, sont toutefois des hommes. Je tiens par ailleurs à m’exprimer ce soir dans votre langue, la langue française, car vous relevez d’une division administrative gouvernée par cette belle nation qu’est la France. Sachez quand même que les habitants de notre cité parlent tous au moins dix langues. Moi-même, je pratique langues et dialectes depuis mon enfance, plus de trente dans leur totalité. Mais j’en viens maintenant à la raison de votre présence parmi nous. Votre intervention consiste à restaurer la grande statue de Femme-Soleil près de laquelle vous campez. Certains d’entre vous ont peut-être eu la curiosité de regarder le défaut dont elle est affectée. Il s’agit en effet d’un écroulement du grès dont elle est faite, au niveau de la base représentant les serres symboliques. C’est un travail, je le reconnais, ingrat puisque vous devez reconstituer intégralement la structure originelle. Je connais votre renommée somme toute et je sais que quinze jours vous suffiront. Je m’en remets, nous nous en remettons toutes et tous, à votre obligeance, à votre professionnalisme. Vous êtes des gens d’honneur, nous le savons. Enfin, ma confiance en vous n’a d’égal que l’abnégation et la puissance dont vous êtes les garants sur tous les théâtres où vos compétences sont sollicitées. Je vous souhaite une bonne nuit Messieurs. Je vous prie de recevoir, de la part de tous les habitants, de ma part, l’expression de notre sincère gratitude. Messieurs, je vous salue. »

 

 

7 AM. Le camp se réveille. Nous nous levons. Petit-déjeuner au mess. Il pleut averse. État des lieux au pied de la statue, emmitouflés dans nos manteaux à capuche. Je dis  : « Messieurs. 8 AM. On s’y met. » Nous commençons par retirer les blocs effondrés de part et d’autre du monument dans un endroit qui jouxte la grille de protection du gymnase, tout près des fortifications de granit, à l’aide d’une pelle hydraulique mise à notre disposition. Je suis à la manœuvre, en d’autres termes je suis aux commandes de la machine. Ce travail nous occupera toute la journée. À midi, le Lieutenant-Colonel vient constater l’évolution du chantier. 

« – Lieutenant, me dit-elle, il vous reste la moitié des blocs à transporter je vois. Prenez une pause. Dites à vos hommes d’aller manger. Où est votre Capitaine ?

–  Il revient mon Colonel. Sinon, vous le trouverez dans sa tente. Il étudie le plan de la structure avec notre ingénieur.

– Très bien. J’y vais. Sachez que la table est prête.

–  Parfait mon Colonel. »

Midi trente. Nous nous retrouvons autour d’un plat conçu d’après les fournitures alimentaires que notre unité a desservi à la tribu. Les plats sont copieux, bienvenus. Salade niçoise en entrée, suivi du plat du jour, queues de langouste / mayonnaise ; enfin du dessert : « Moelleux au chocolat sur son lit de crème anglaise », annonce le serveur. Un délice. Nous restons à l’eau. 2 PM. Nous reprenons le chantier jusqu’au soir, 7 PM, sur des sons de rock, de RnB et de jazz diffusés depuis les enceintes du gymnase sous la proposition du Lieutenant-Colonel.

 

6 AM. On se lève. Au mess, le Capitaine L. s’entretient une dizaine de minutes avec le Lieutenant-Colonel, puis prend la parole avant que nous nous attablions. « Messieurs, le plan de la structure à réparer et à restaurer que le Colonel m’a remis, comme vous le savez, nous oblige à nous rendre à la carrière de grès, située à 10 km au nord-est de la ville. Colonel, je vous laisse poursuivre … » Le Lieutenant-Colonel nous salue. Nous lui rendons le salut. « Messieurs, je viens de m’entretenir avec votre Capitaine. Nous mettons à votre disposition trois jeeps, un camion benne et une pelle hydraulique. Vous partirez en jeeps. Le camion réservé au transport des blocs et la pelle sont sur place. Bon courage. » Après le petit-déjeuner, nous montons dans les jeeps. Les deux chiens de défense sont laissés dans un chenil avec des croquettes et suffisamment d’eau pour la journée. Deux jeeps ont deux hommes à bord, une autre en a trois. Je pars avec le Capitaine, en tête de ce petit convoi. La jeep est très maniable, je la conduis avec le plaisir d’un jeune conducteur qui viendrait d’obtenir son permis. C’est un véhicule qui a la capacité de pouvoir circuler sur tous les terrains avec une remarquable légèreté et à une vitesse qui peut être très rapide. En l’occurrence, le Capitaine et moi menons le train à une vitesse de 50 Miles à l’heure, soit 80,47 km/h sur une route parfaitement goudronnée, train raisonnable qui me permet de suivre le GPS avec sérénité, car le chemin est très sinueux, parcourant une montagne boisée derrière quoi se trouve notre lieu de destination. « Nous devons creuser, comme vous le savez Messieurs, cette partie de grès et détacher les blocs en quantité suffisante, vingt au total, blocs que nous sélectionnerons d'abord, puis que nous taillerons sur place dans l’atelier que voici, avant de les transporter et de les cimenter à la mesure du pied de la statue. Vous savez en outre qu’il nous reste douze jours pour tout réaliser. » Ainsi parle le Capitaine L. sitôt que nous sommes arrivés à la carrière, puis s’adressant à moi : « Lieutenant, vous vous chargez de manœuvrer la pelle. Je conduirai, pour ma part, le camion benne dès le travail sur place accompli. Mais commençons par placer les explosifs, s’il vous plaît. » Le reste de la journée s’organise autour du forage de la pierre et de la pose des explosifs. Enfin, nous déclenchons l’explosion dans le strict respect des lois de l’art, du métier.

 

 

Le troisième jour de chantier se déroule à nouveau sous la pluie, tandis qu’hier le temps semblait s’être calmé. Je suis aux commandes de la machine en tant que pelliste. Je sors des blocs de grès de plusieurs tonnes. Il nous en restera probablement une dizaine à extraire vers midi, peut-être l’équivalent d’une demi-journée. Je pense que l'après-midi suffira. Le bruit de la mâchoire métallique que j’actionne contre la paroi me permet d’être totalement à ma tâche. Le souci de la précision mécanique et de la mesure de chaque bloc, eu égard à notre objectif, m’absorbe à telle enseigne que je ne fais qu’un avec la machine. Aucun écho de nature narcissique, mais seulement la résonance du métal contre la pierre dans mes oreilles et ce de manière plutôt agréable, comme le surfeur écoute l’approche de la bonne vague, celle qui va le porter jusqu’au rivage le long de ses enroulements tubulaires. De fait, tous mes sens sont sollicités par la tâche à accomplir, chaque sensation est d’ordre purement mécanique ; c’est celle du bras articulé de la pelle qui répond à l’action de mes bras et de mes mains en ses froids mouvements acoustiques, celle du train de chenilles accrochant le sol aujourd’hui boueux parmi les essors de senteurs végétales que nous octroie la grande forêt tout autour, celle du détachement de la roche sous les coups de la mâchoire et des dents d’acier de mon engin. Autrement dit, je suis un rythme induit par le dialogue que l’acier et le roc proposent selon une constante orchestrale singulière, constante dont en effet les notes me fixent. Je n’ai pas le temps de rêver, je n’en ai pas envie, j’actionne. J’agis à titre d’élément simple inclus dans cet ensemble massif, jussif. Je consulte ma montre. Presque midi. Dix blocs sont extraits. J’ai respecté le timing. Reste l'après-midi pour terminer le boulot, soit l'extraction des dix autres blocs.

 

 

Nous passons les journées qui suivent la phase d’extraction des pierres à travailler dans l’atelier de la carrière. Aujourd'hui, c'est le troisième jour déjà que nous y oeuvrons. Grâce au deuxième engin présent sur place, la fourche à pierres, nous avons pu amasser plusieurs blocs de grès et en sélectionner trois. Nous les plaçons respectivement sur les grands établis réservés au sciage. Nous prenons les mesures d’après le plan architectural de la base à restaurer que nous délivra le Lieutenant-Colonel. Nous scions et polissons à un rythme très soutenu. Chaque journée est vraiment à considérer sur le plan économique. Le Capitaine et notre officier ingénieur parlent d’économie du jour. Chacun de nous a sa tâche spécifique. Pour ma part, je m’occupe du transport des blocs avec la fourche. Au total, il nous est ordonné de reconstituer trois doigts et leurs griffes respectives appartenant aux serres de la statue de Femme-Soleil.  Leur longueur atteint 6 mètres. Ce sont donc 3 x 6 mètres de grès qu’il nous faut scier, polir, pour les besoins de la tribu et de la ville. Il nous reste quatre jours pour clôturer cette période de confection et de restauration, dans l’atelier. « Il est l’heure Messieurs. 7 PM. Nous rentrons … » dit le Capitaine. Nous fermons le local, puis montons à bord des jeeps pour regagner le camp près du gymnase. 8 PM. Nous nous douchons et brossons nos dents. Nous lavons notre linge. Des sambas sont diffusées par l’une des radios locales dans les enceintes du gymnase. Le Lieutenant-Colonel nous attend au mess et mangera avec notre unité. 9,15 PM. Elle dit : « Je vous félicite Messieurs pour l’efficacité de votre travail. Votre Capitaine me tient au courant des progrès de votre intervention, comme vous le savez. Encore une fois, c’est une réussite que l’on doit mettre à l’actif de votre régiment et qui mérite notre gratitude. Des soldats de notre armée viendront vous aider à poser les pierres et à les cimenter. Veuillez maintenant vous asseoir, je vous prie, et accepter ce dîner conçu, préparé, par notre Chef cuisiner et sa brigade, exclusivement à partir de nos produits régionaux. Seul le vin, vous pouvez le constater, est l’un de nos produits d’importation. S’il vous plaît. » Au menu de ce soir, nous avons du pamplemousse en entrée, suivi du cassoulet ou risotto épicé au bœuf et au curry, au choix, comme plat principal. On se régale. Le riz au lait vanillé est servi au dessert. Enfin, thé ou café, au choix. Nous sommes quatre à goûter au Mouton Cadet Collection Prestige mis sur la table en l’honneur de l’événement qui se réalise. Quatre, dont le Lieutenant-Colonel. Me vient alors l’idée d’un poème que je me dis mentalement avant de l’écrire de retour dans ma tente, songeant à mon épouse et à nos enfants :

 

Lumière diffuse

Dans la transparence azur. –

On peint sur la plage.

 

 

Les quatre dernières journées d’atelier se passent dans la bonhomie. Il a cessé de pleuvoir. Plusieurs jaguars viennent nous rendre visite, se chauffant au Soleil sur les pierres de la carrière. Mais nous travaillons douze heures par jour. La matière doit être parfaitement sciée et polie, à la mesure du plan architectural d’après quoi la taille et le polissage du grès, précisément, doivent être conçus. Ma tâche consiste à véhiculer le produit brut ou fini avec la fourche mécanique. Je peux aider aussi à prendre les mesures, parfois même à scier ou à polir. C’est un travail d’orfèvre que réalise l’équipe, dirigée de façon exemplaire, il faut le dire, par l’officier ingénieur. Sincèrement.  La radio locale que je diffuse sur mon smartphone passe des chansons qui donnent l’envie, comme le chante Johnny Hallyday. Le rythme est intense, néanmoins maintenu au degré optimal. Nous prenons le temps de déjeuner d’un sandwich, de fruits et d’une bouteille d’eau que nous ont préparés le Chef cuisinier de la tribu et sa brigade. Jambon beurre fromage, jambon du pays beurre, ou thon mayonnaise, selon le goût de chacun, agrémenté d’une banane et d’une orange, outre la bouteille d’eau minérale ; c’est aussi le menu d’aujourd’hui, dernier jour d’atelier. L’après-midi est consacrée à la phase des finitions. « Bientôt 18 h. messieurs, nous avertit le Capitaine. Dans une heure, tout doit être terminé. » Les dernières finitions se font au grattoir. Nous ponçons. 7 PM, je transporte la dernière pièce, c’est-à-dire le troisième et dernier doigt de la serre de la statue. Chacune des parties du pied pèse plusieurs tonnes. Une fois déposé et harnaché l’ensemble dans le camion benne 4 essieux avec le maximum de protections afin qu’aucune des pièces ne se détériore durant le trajet du retour vers la cité, je verrouille la fourche après l’avoir garée dans l’atelier. Le Capitaine vérifie la pression des pneus du Renault Trucks puis ferme le local ; nous quittons la carrière. Je suis monté à bord du camion. Le Capitaine est au volant. Une jeep conduite par l’officier ingénieur mène le convoi, les deux autres jeeps, où se trouvent respectivement deux des nôtres, ferment la marche.

 

 

Nous entrons maintenant dans la dernière période de notre intervention. Restent quatre jours. Une équipe de l’armée de la tribu s’étant proposée en renfort pour placer puis cimenter les trois doigts de pied de la statue, soit cinq femmes et cinq hommes, notre travail de réfection peut se réaliser à un rythme modéré, mais non moins efficace. Nous utilisons un camion-grue, des échafaudages de quinze mètres et bénéficions d’une quantité de ciment suffisante, de l’hydrofuge terrasse incolore, pour être précis, ce afin d’imperméabiliser ledit pied. En trois journées, la statue a enfin retrouvé sa vigueur pédestre d’origine et, surtout, son caractère résolument imperturbable, pour ne pas dire majestueux. À cet égard, une première question me vient à contempler de bas en haut l’édifice symbolique de 30 mètres sur son large socle de marbre blanc d’une hauteur de 7 mètres ; question que je pose directement au Lieutenant-Colonel :

« – Mon Colonel, je vois que le monument représente une déesse avec un visage et un corps de jeune femme adulte. Le visage est orné d’une couronne d’or. Elle est vêtue d’une longue robe ceinturée au niveau de la taille, portant en outre dans sa main gauche un sextant et dans sa main droite un glaive. Le sextant est porté à hauteur de son épaule. Le glaive, quant à lui, se situe dans le prolongement vertical du bras et de la longue robe, contre la jambe. Mais que signifient les serres d’aigle, s’il vous plaît, mon Colonel ?

– Bien Lieutenant, je constate que vous êtes perspicace. Ce sont ses chaussures.

– Ses chaussures, mon Colonel ?

– Regardez le point de jonction entre chaque cheville et le quatrième doigt, celui qui est en retrait dans les deux cas. Vous le voyez ?

– Oui mon Colonel. Il y a un léger renflement.

– C’est la partie haute de la chaussure, fait qui nous montre que le pied est passé à l’intérieur.

– Mais, mon Colonel, pourquoi des serres pour chaussures ?

– Parce que notre déesse, Femme-Soleil, a les pieds sur terre ; sans mauvais jeu de mots. Nos Anciens l’ont conçue avec l’idée de donner à voir la personne féminine comme le fruit de l’alliance entre la Raison et la Grâce.

– J’entends mon Colonel. Vous m’avez éclairé. J’ai une deuxième question à vous poser. Puis-je ?

– Allez-y Lieutenant.

– Que signifie cette représentation du sextant dans la main gauche de Femme-Soleil ?

– Le sextant est le symbole de son regard. Le regard de Femme-Soleil peut se poser très loin. Et la Raison l’éclaire. Le sextant représente aussi les origines de notre peuple, constitué il y a très longtemps par l’ensemble des peuples venus de tous les horizons du monde. En ce sens, les yeux sont indissociables des pieds, puisque ces deux parties du corps de Femme-Soleil sont, outre des symboles, le livre de notre Histoire et de la grande diversité de nos origines, où convergent en effet l’Histoire des tribus les plus anciennes, ainsi que l’Histoire des tribus modernes. Regardez bien les yeux de Femme-Soleil, Lieutenant.

– Ah oui. Ils sont grands et bleu, bleu nuit.

– Ils sont faits de marbre bleu et leur armature est en acier trempé.

– Enfin, une troisième et dernière question, si vous le permettez mon Colonel.

– Je vous en prie Lieutenant.

– Le glaive …

– Oui Lieutenant ?

– Que symbolise le glaive mon Colonel ?

– D’après vous ? Vous êtes un soldat …

– La défense.

– Oui Lieutenant. De fait ce glaive a une triple signification. La Défense, comme vous l’avez dit. Mais également, la Justice et l’Indépendance. Notre Reine est une femme élue par la tribu et, à ce titre, incarne les vertus de Femme-Soleil.

– Je vous remercie mon Colonel.

– Je vous en prie Lieutenant. »

 

 

Dernier jour de notre intervention. Le Lieutenant-Colonel et son unité viennent au-devant de nous, tandis que nous prenons le petit-déjeuner au mess. « Bonjour Messieurs. Nous savons que c’est votre dernier jour. Sa Majesté, à cette occasion, veut vous réunir pour vous remercier. Elle sera présente à 10 AM accompagnée de la garde royale, dont je fais partie, au pied de la statue ; d’abord, afin de constater le résultat de vos travaux, ensuite pour prononcer un discours dans la salle de conférence climatisée du palais, c’est-à-dire l’amphithéâtre intérieur. Il est 9,15 AM. Je vous demanderais d’être devant Femme-Soleil dans 30 minutes. À tout à l’heure. » Nous finissons notre repas après l’avoir saluée. À son tour, le Capitaine prend la parole et s’adresse à nous en ces termes : « Soldats, nous levons le camp en début d’après-midi, au sortir de la réception au palais et après avoir récupéré les chiens au chenil. Je vous demande de plier vos tentes et de ranger le matériel. Chacun son sac. Nous nous retrouvons au pied de la statue à 9,45 AM. Je vous remercie. » À l’heure dite, sitôt nos sacs faits, notre unité s’est réunie. Puis Sa Majesté la Reine s’avance entourée de son cortège. Nous sommes au garde-à-vous. Le Lieutenant-Colonel lui présente chacun des sept membres de notre équipe et de chacun Sa Majesté serre la main en le gratifiant d’un mot : Merci. Enfin, notre Capitaine, qui s’adresse en priorité à la Reine, fait oralement la synthèse de notre intervention. Sa Majesté exprime son approbation par un léger mouvement de salut de la tête et demande au Lieutenant-Colonel de s’approcher. L’une et l’autre entrent en conversation durant cinq minutes. Ensuite, le Lieutenant-Colonel nous propose de suivre le cortège royal jusqu’au palais. La procession se réalise à pied. Quand nous entrons dans la grande salle de conférence, je constate une longue table mise à la disposition des invités, où se trouvent les mets d’un excellent apéritif. Je note également dans l’air des fragrances de jasmin et d’ylang-ylang et, sur ladite table, ainsi que sur les bords des croisées, l’exposition de nombreux bouquets de fleurs. Le Lieutenant-Colonel nous invite à nous asseoir. Sa Majesté s’installe à la chaire, sur la scène de l’amphithéâtre : « Mesdames, Messieurs. Il est 11 h 15 ce matin et je souhaiterais exprimer ma gratitude à l’unité commandée par le Capitaine L., au nom de notre peuple, de notre armée, de nos forces de l’ordre, au nom de nos institutions, éducative, économique, médicale, juridique, administrative et judiciaire, pour la qualité du travail réalisé par chacun de ses membres, suite aux intempéries qui frappèrent récemment notre cité et notre région. Une performance au demeurant qui me conforte dans le sentiment de fierté que j’ai toujours eu à l’égard de votre régiment, Messieurs. J’ai pu me rendre compte que la statue de Femme-Soleil est maintenant restaurée, réparée, ce grâce à votre efficience. Votre professionnalisme m’oblige Messieurs et je n’hésiterai pas à m’en remettre à nouveau à l’excellence de vos services si les circonstances l’exigent. À nouveau, je tiens à vous exprimer ma reconnaissance sincère en vous invitant, avant que vous nous quittiez pour d’autres horizons, d’autres interventions, à partager le déjeuner avec nous. La table est mise. Je vous en prie. » Le Lieutenant-Colonel se rapproche alors de moi après s’être allumé un cigare :

« – Lieutenant, vous avez enregistré ?

– Oui, mon Colonel. J’ai enregistré les deux discours de Sa Majesté. Vous avez votre smartphone ?

– Oui. Vous me les envoyez. L’adresse e-mail …

– Merci. C’est fait mon Colonel.

– Merci Lieutenant. Sa Majesté les aura dès ce soir. Cigare, Lieutenant ? … »

J’accepte le Saint Luis Rey Double Corona Habanos, avec plaisir. On passe de la musique depuis la régie de l’amphithéâtre. Jazz, Sambas, RnB, Rock’n’roll. Nous dansons, nous mangeons avec appétit, en compagnie de Sa Majesté. Au menu de ce copieux déjeuner-apéritif : salade niçoise, nombreuses parts de pizza fromage, calzone, pizza royale, pizza chèvre miel, assiettes de pennes à la carbonara, l’ensemble assorti de deux bouteilles de vins grands crus, un Chianti et un Côtes de Provence. L’eau et le Côtes de Provence sont servis avec des glaçons. Un délice. À quatorze heures, au terme de maintes conversations fructueuses et joyeuses, notre Capitaine prend enfin la parole, s’adresse à Sa Majesté, à l’assemblée de nos hôtes, nous excusant de devoir partir. Nous saluons alors Sa Majesté la Reine, le Lieutenant-Colonel, le Chef cuisinier et sa brigade, et tous les membres de la garde royale. Le Capitaine me confie en souriant : « Allez, Jungle. On va chercher les chiens au chenil. 50 km à pied. Une fois le hors-bord mis en route, maintenez la vitesse à 10 nœuds. »

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