

PUBLICATIONS LIII
Poèmes



JEAN-MICHEL TARTAYRE
LES POÈMES D’ART JUNGLE
Suite
Poésie
PRẾLUDE
Des mots, qui s’alignent et se disposent selon une logique perceptible grâce au sens musical, en d’autres termes la logique du rythme. Il est un motif autour de quoi la musique des mots s’entend et d’après l’ordre logique. Je m’en remets ici au paysage où je demeure au quotidien et qui dynamisera le champ des sensations dont ne peut se passer le texte. Outre le phénomène syntaxique, il est en effet une autre animation qui fonde le texte, celle où les sens proposent leur langage dans le cadre d’un accord obligé avec le tempo syllabique. J’écris par plaisir, à destination de la page, moi-même disparu en la demeure où se déploient les phrasés. De fait, la plume fixera ces ballets de notes afin d’en instaurer le rythme du texte, telle praxis constitutive du poème.
« Allô, Jungle. On vous attend sur le quai. Dans une heure. »
Le motif se fait jour. Les mots que j’écris ce soir adoptent le rythme du quotidien, de mes heures passées en bateau sur le Grand Fleuve. Ils résonnent du parcours que je réalisai d’un quai à l’autre, de ma progression à la surface, de la pluie qui tombe, de la force des vents, des embellies d’azur et des voix de la Forêt. Je suis à mon expérience de marin grâce au ressort de la plume voguant près le Ballet de Notes que je me plais à écouter sitôt rentré chez moi. Il m’est loisible d’adopter la praxis d’un homme libre, sujet pensant et agissant qui, en la demeure, s’adresse à la Muse avec le seul souci de dire justement, comme on agit honnêtement. À ce titre, l’actualité m’importe. Je souhaite y être avec plénitude, sans regrets ni démesure, opérer une lecture du moment qui soit fidèle au réel, conférant à la plume sa fonction essentielle, lubies exclues. Il n’est pas question de me prendre, pour ne pas dire me perdre, à mon propre jeu mais d’être pleinement à soi, fidèle au mouvement prosodique de la plume, le regard posé sur la page comme celui que je pose à la fenêtre ouvrant en direction de la Montagne-qui-parle, inscrit moi-même dans l’idée de progression vers la stabilité du poème, actant les impressions du jour jusqu’à la note finale. Le mot ne doit pas être vecteur de confusion. Il participe de la logique du rythme, de la raison d’être au poème.
À LA FAVEUR DE LA PAIX
Obéissant à la tâche qui m’incombe,
J’appareillai tantôt vers le port au loin
Afin de là régler, jusqu’au soir qui tombe,
Les affaires impérieuses, avec soin.
J’allai le long du fleuve et passai la combe
Végétale – tranquille et de la peur foin ! –
Quand je vis au ciel voler une colombe. –
Elle montait vers l’azur, turquoise coin
Au milieu des nuages, fréquents ici
Et l’oiseau m’apparut tel un beau symbole
Qui me guida dans ce que j’avais à faire.
J’accomplis dès lors ma mission sans souci,
Auprès du Capitaine, j’eus le beau rôle ;
On pacifia, heureux fut Monsieur le Maire.
CHANTIER NORD
Il est vrai que je jouis dans ma demeure
Du confort ouvrant sur la beauté du jour,
Aurore ou soir, lorsque le Soleil affleure
À l’horizon et me propose en ajour
La page à écrire, comme tout à l’heure
Sitôt rentré chez moi où sans un détour,
Contemplant Vesper, me vint l’idée majeure
D’offrir à ma Dame une lettre d’amour.
« Je reviens d’une journée sur le Grand Fleuve ;
Je pris du fret pour le débarquer au nord,
Région des plages près de quoi on bâtit
Une bibliothèque ; cette épreuve
Madame me va, car tous les jours à bord
Savoir que je sers mon prochain me ravit. »
UN CHANT PRINTANIER
La forme est acquise, s’y fond la pensée
Du jour en vers et de maint propos autour,
Celui de l’actualité vue, sensée,
D’un ciel de printemps juste après le labour.
La nature fleurit, déjà la percée
Des fruits est notable ; certains voient le jour.
Ce sont trésors que la marche cadencée
Propre à nos saisons nous offre par amour.
Je suis fier du champ où je sème et cultive
Et dont notre Grand Fleuve irrigue la terre.
C’est un carré vert près duquel je grandis,
Près duquel, au pied de la source d’eau vive,
Je construisis ma maison et puis la serre –
Outre que toujours au chant je me rendis.
LE BEL HORIZON
Je suis sûr, au Soleil pâle des journées
De pluie, que l’horizon printanier accourt
Et ses brillances de Midi retournées
Me raviront à la fenêtre, d’où court
Le regard par les airs, les notes tournées
Vers l’idéale harmonie du texte court,
Quand débutent leurs danses non ajournées
Avec les chants à quoi la plume recourt.
On dira ces nouveaux rythmes de saison
À voir les fleurs écloses, à leurs fragrances,
Focalisé sur la récolte à venir.
On dira le temps qui renaît de raison
Aux joies, lorsque l’enfance invente ses stances
Et les dit en gage du bel avenir.
L’ARCHE
Je mis l’embarcation à l’eau et en marche
Ses moteurs vers du Grand Fleuve l’horizon.
Nous arrivâmes à l’embouchure où l’arche,
Que chaque arbre compose en toute saison,
Verdoyait et, accueillant notre démarche
Par des chants d’oiseaux, semblait donner raison
À notre instinct ; j’accostais près d’une marche
De granit menant au quai dit « Du Bison ».
L’arche végétale a la forme pareille
À cet animal peuplant les vastes plaines
Et son épaisseur empêche d’être vu.
Chacun à son poste, dans l’état de veille
Nous maintenant – même des nuits – trois semaines
Passèrent ainsi, jusqu’au la de visu.
ÊTRE
Le poème s’entend comme une musique
Que l’on adresse non sans sincérité
À une Dame, ainsi rien de fantastique
Ne perturbe ce rythme de parité
Dont des syllabes et accents la logique
Fonde l’évidence, ou mieux, l’intégrité.
Non pas quelque affaire d’ego qui complique
Mais l’effacement, gage de vérité.
S’ensuivra dès lors une transmutation
De la page en présent : le bouquet de fleurs
Associé au plaisir de plaire, peut-être –
Si Madame reconnaît l’humble attention
En des termes réjouissant vos deux cœurs.
Ta faute serait dans ce cas de paraître.
OUVRAGE
On agence pour obtenir la structure,
Les blocs solides de sens, nommément mots,
Sous le regard de Raison, l’instance pure
Qui nous vit naître et nous porta, tels les pots
Les fleurs, sur l’échelle du réel – si dure
Qu’au retour en arrière, à moins d’être sots,
Nul n’est tenu – comme sur la table sûre
Nous posons avec leurs bouquets lesdits pots.
Le poème ainsi conçu est un ouvrage
Semblable à ceux que pense le forgeron,
Offrant la plénitude d’un paysage
Et dont les splendides lignes sur la page,
De la lectrice ou du lecteur le giron,
Fixent le rythme de maint appareillage.
RESPONSABLE
Un sonnet, par plaisir, disant la journée
De travail au Port de K., sur le bateau
À régler le trafic, de la matinée
Jusqu’au soir, quand d’or sont les reflets de l’eau.
Qu’ai-je donc fait depuis que l’aurore est née
Ce jour ? J’ai pris part au Lever du Drapeau
Avant le briefing de rigueur, la fournée
Du Chef, qui nous fit des beignets au sureau.
À 9 AM, je démarrai les moteurs
Sous la pluie, avec à bord trois frères d’armes.
Le Bureau des Douanes venait d’appeler,
Requérant notre aide dans l’un des secteurs
Éloignés de 10 nautiques ; sans alarmes,
Ensemble nous eûmes à interpeler.
PLÉNITUDE
Je suis parce que nous sommes, tous ensemble
Formant société sans le souci de moi
Qui pourrait importuner, car je m’assemble
Dans ma fonction sociale, de soi à soi.
Nul miroir – si ce n’est celui qui rassemble,
Celui de la Raison – où je serais roi
Et dont l’écho dirait : « Beau comme il me semble ! »
Non, mais le miroir social où l’Autre est loi.
J’agis pour mon prochain, dans la plénitude
De l’être et des limites de ma personne,
C’est-à-dire sous les ordres du bon sens ;
N’écoutant que la voix de la gratitude
Qui me réconforta par ce mot : « raisonne »,
Lorsque tôt je donnai à ma vie du sens.
SANS HÉSITATION
C’est un mouvement spontané de la plume
Dans le cadre de la page ; nul miroir
Autre que ce support où, telle l’écume,
Chaque signe fait relief, souvent le soir,
À la lumière des lampes que j’allume
En rentrant du travail et sans m’émouvoir,
Comme le veut le rythme qui me résume
Au titre de pierre mue par bon vouloir.
Je suis là, je m’y tiens, dès que je le peux,
Sur ce seuil du poème en train, quand j’arrive
Et toujours efface la moindre inquiétude
D’un regard vers la vraie vie et ses enjeux.
Il me suffit, ayant accosté ma rive,
De dire non à un ego qui m’élude.
EXTRAIT D’UN DIALOGUE AVEC MA DAME
[MOI] – Se prémunir contre, telle est ma devise …
[ELLE] – Mais contre quoi ou qui ? [MOI] – L’obstacle du moi,
Dirais-je avec certitude, quoi qu’on dise
Sur la certitude, en toute bonne foi.
[ELLE] – Non, il s’agit d’une vérité admise,
Au-delà des limites de l’entre-soi
Qui est pour chacune et chacun une assise
Indéniable faisant office de loi.
[MOI] – Oui, et ce m’est un devoir de l’appliquer
Dans ce cadre parfait qu’est la société
À titre de concept absolument juste.
[ELLE] – Il est exact que, sans pouvoir l’expliquer,
C’est un droit ainsi qu’un devoir de piété
Qui confèrent un caractère robuste.
MON JARDIN À LA FRANÇAISE
Je ne réfléchis jamais outre mesure
Et m’en trouve bien quand j’écris quelques mots
Dont la teneur musicale me rassure
Simplement pour dire la beauté des pots
De glaïeuls et de roses que me procure
Mon jardin lorsque le printemps, à grands flots
De chromatismes odorants, prend figure.
Dès lors je peins la beauté avec mes mots.
Je vis au pied de la Montagne-qui-parle
Où la plume se rend ce jour pour accueillir
Les vocables à l’invitation des Muses.
Ma demeure, à qui la nature parle,
Sera le cadre où j’irai tantôt cueillir
Le poème aux couleurs et fragrances diffuses.
POSTLUDE
Un jour autre. Tel que l’autre soir, j’énonçai à titre de prélude un propos relatif à mes impressions retenues à la vision des paysages traversés à bord du bateau et que je transmuai en l’idée de Poétique, ce soir, au terme d’une énième journée de travail, j’en appelle à nouveau à la plume afin qu’elle puisse me confier les mots dont la parole du Chœur des Muses demeure la source. D’une aile échappée et revenue sur son nuage, elle véhicule en l’occurrence un rythme qui clôt une suite de compositions versifiées dont la régularité convient au projet que je me proposai initialement de réaliser avec bonheur, c’est-à-dire porté par le sentiment de bien faire, ou bien de faire au mieux. Le poème est pour moi une structure qui s’inscrit dans la structure plus grande de mon quotidien et que je consacre à mes heures passées au port, sur le Grand Fleuve ou dans la Forêt, avec les gens de la Brigade, mes sœurs et frères d’armes. Le poème se présente à mon esprit comme un moment privilégié de mon parcours quotidien autour de quoi cristallise la parole du Chœur des Muses dans ces mouvements fondant la prosodie. Un mot en appelle un autre avec raison, sous les ordres de la syntaxe et du rythme syllabique. J’acquiesce ainsi à l’ordonnance pour laquelle officie la plume : soit telle structure rythmique. Le motif en est ici celui de la Suite, qui fut impulsé, encore ce soir, par le rappel suivant :
« Demain, 8 AM sur le quai, Jungle. Bonne soirée. »
On m’attend, à titre de responsable et, à cet égard, le poème est d’abord un acte responsable qui se définit par son appartenance au cadre dans lequel j’évolue et aux valeurs de ce cadre : la Liberté, l’Égalité, la Fraternité. Le poème est un acte libre opérant la transmutation du mot en note, du poème en flacon d’absolu de parfum à offrir. Me vient à cette pensée spontanément le souvenir de la Dame qui me reçut après son spectacle et sans qui la poésie dont je suis l’auteur ne pourrait pas exister ; car la Poésie est Dame. Je m’en remets aux Muses.