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montagnes

PUBLICATIONS XII

Conte

Coucher de soleil et palmiers

LA MAISON SOUS LES ROSES

Conte

 

 

               On entendait la mer au loin, la fenêtre entrouverte dès les premiers rayons du Soleil laissait entrer sa musique comme en sourdine et la lumière ajoutait à cette idée par sa faible intensité. Il était tôt. De petits bruits familiers s’harmonisaient à cet essor du jour, les bruits de la rue, des voisins qui se levaient, des gens de la voirie, d’un enfant qui pleurait puis riait sous la consolation de sa mère, des gens, peu nombreux, qui parlaient en quelques mots qu’on n’identifiaient pas. Les parfums de la nuit s’amplifiaient à proportion de la présence accrue de ce début de journée. Tout était tranquille, tout était empreint de ce silence musical qui fait éclore les roses. La maison, où leur senteur filtrait, s’animait peu à peu des pas que le matin occasionnait jusqu’à la terrasse fleurie donnant sur la rue. On allait à pied chercher le pain, les cornes de gazelle, les loukoums, qu’on boirait avec le café, le thé. C’étaient des mouvements feutrés qui s’évanouissaient dans l’angle que faisait le muret blanc avec la façade mitoyenne sensiblement avancée, puis réapparaissaient selon le rythme régulier d’un groupe de piétons qui se croisent ou se rencontrent. Des paroles et des gestes discrets de salut auxquelles ils conféraient un ornement démonstratif, on aurait pu croire à une chorégraphie du quotidien dont l’épaisseur lumineuse constituait le support. On pouvait se faire signe, dès lors le pan du mur blanc devant lequel avait lieu maint croisement de la sorte devenait tel un lieu sémantique qui vous instituait spectateurs de l’éveil du quartier. Les roses et le jasmin produisaient leurs essences au comble de l’intensité et au moment où, enfin, on prenait le petit-déjeuner, repas inscrit dans la coutume désignée par la rythmique journalière, célébré comme sa consécration. Moment d’estime et de peu de mots échangés somme toute.

               La table est en pierre. Dessus, posés à l’instar des notes de musique sur la partition, les mets, dont les arômes se fondent au langage des roses et du jasmin, tout en fragrances. On s’y retrouvait justement pour y traiter les questions du jour. Aux mets étaient joints, selon un ordre différent mais complémentaire, divers manuscrits autour desquels un débat prenait forme. Il se réalisait sur le mode des vocables naturellement inspirés par l’élégance du décorum, dames et messieurs, des jeux des enfants autour ou à l’intérieur de la maison. La mer au loin agrémentait le rendez-vous de ses résonances stables. Les phrases s’y confondaient d’une personne à l’autre, allant leur ordre syntaxique à l’image des variations de la mer. Ainsi jusqu’au zénith. L’heure à laquelle venait le salut à l’entrée, devant la porte sise dans un angle du muret blanc. On irait peut-être avec quelques-unes, quelques-uns, prendre le déjeuner ailleurs pour ensuite se rendre au cabinet de lecture, à la bibliothèque, chez soi, établir, fixer, selon un esprit de synthèse ; fidèles en cela au lendemain, ou dans la perspective de notre seuil.

               La bergamote s’harmonisait à la fleur d’oranger du pain récemment mis sur la table. On s’asseyait sans mot. Autour, les roses donnaient l’impression de flotter dans l’air. Rien n’empêchait de les regarder, ce faisant, d’éprouver de la douceur. Alors écloraient les phrases qui allaient former un dialogue, tandis que la mer au loin entrait musicalement, pareille à une limite, une règle rythmique donnant la mesure optimale, d’une variation à l’autre. Quant à la table elle demeurait, par le phénomène d’inertie qui la caractérise, le lieu de toutes les animations. Les enfants venaient demander le pain, les pâtisseries, ou bien ils jouaient près de leur mère. Soit, on discutait, mais non sans éclats de rire, même si la gravité de tel document exigeait la consultation dans les détails. On en reparlerait demain après-midi à l’office. En attendant, on notait mainte information, on soulignait oralement quelques vocables. Le jour augmentait et les heures. Du blanc muret au bleu céleste le volume était plus sensible par la raison de cette étendue plus grande et plus dense du jour qui d’ordinaire se fait sentir au milieu de la matinée. L’heure où les enfants avaient fini de prendre le petit-déjeuner et où la table était moins destinée au repas qu’à la discussion. Quelques pétales de roses s’y déposaient par hasard. Les mots parfois s’y attardaient dessus comme s’attardent les oiseaux sur les restes d’une table dressée à ciel ouvert. Au-delà, c’étaient les voix des enfants du côté du patio entrecoupées parfois de celle d’une mère qui s’imposait avec calme. Puis les mots pouvaient se ranger dans le silence que proposait la mer au loin ou le léger flottement des roses dans l’air, comme s’ils cédaient leur place aux textes imprimés et reliés dessus la table.

               On réfléchissait. Et ce temps s’inscrivait avec bonheur dans un rythme toujours changé d’un matin à l’autre mais qui s’organisait autour ; le temps du silence, selon ses degrés divers, du texte à la musique marine, de la mer aux roses. – Bien. Mot qui pouvait instaurer une nouvelle dynamique. Un rythme nouveau, plus lent ou plus rapide, restructurait la période, ce moment de la journée que tous considéraient à sa juste mesure, l’objet de la réunion. Et quand viendrait celui où le Soleil gagne son assise au zénith, on savait que l’on approchait du bilan. L’esprit de synthèse était mobilisé sur le mode d’un autre moment de silence relatif à la prise de notes. On signait. L’espace de la parole se rouvrait vers l’horizon des roses, du quotidien et, plus loin, vers les variations multiples de la mer. On se souhaitait le meilleur en attendant de se revoir demain. On s’étreignait en se saluant. Les voix des enfants résonnaient encore quand la porte sise à l’angle du muret blanc depuis quelque temps déjà était refermée ; désert, le seuil.

 

               On entendait la mer. C’était après l’office, au crépuscule du soir. Tous les arômes des fleurs et des plantes s’alliaient, ajoutant à la consistance du céleste rose oranger. Assis à la table, seul, il contemplait l’instant ; tandis qu’on s’apprêtait déjà à la cuisine. Il irait la rejoindre pour l’aider à préparer le repas, puis on conduirait les enfants à leurs chambres. Des senteurs de tomate cuites dans l’huile d’olive apportèrent leur note discrète à l’air de la terrasse dominée par les fragrances du rosier et du jasmin, dont l’arborescence s’élevait jusqu’au toit. L’après-midi avait été le lieu d’une concertation animée, rigoureuse sur le plan didactique. L’analyse des textes l’exigeait. Plusieurs ouvrages à l’appui étayaient le propos. L’échéance venue, on clôtura l’ordre du jour. On s’était séparé au sortir de l’office dans la quiétude des retours chez soi, parmi les rues calmes et fleuries. Assis à la table, après avoir déposé divers documents auprès de sa bibliothèque personnelle, il regardait droit devant lui. Le pan de mur voisin s’ornait de nuances gris bleu, un peu comme si la mer, qu’on entendait au-delà de la cité, imprimait sa musique dessus. Un air, une mélodie, que les fragrances du soir augmentaient ainsi qu’une sourdine, langage du silence imaginable sur le mode de la partition dont un artiste lui aurait suggéré la lecture et qui lui revenait par bribes. Il se reposait, ne pensant à rien ; bien plutôt en harmonie avec la complétude du soir, dans cette sorte de matérialité que les sens nous procurent. On mettrait le plat sur la table, au centre, puis on se servirait selon la coutume d’une rythmique relative au geste et à la parole, célébrée depuis l’enfance. Le soir se présentait lors sur son degré institutionnel, sacré s’il en est. Le plat serait d’abord servi aux enfants, non sans les recommandations utiles à l’usage et au respect du dressage des mets inscrits dans l’éducation à l’objet d’art ; de la même façon qu’on visite un musée. – Attendez avant de vous servir. Les parfums du plat étaient grandement appréciables dès cette parole. Elle signifiait l’ouverture du dîner, le moment où père et mère allaient s’asseoir à leur tour. L’ouverture de la symphonie du soir, la nocturne qu’orchestraient les voix de chacun sur cette scène figurée par le dallage et l’encadrement végétal.

               Au moment du café, dont on avait conçu ensemble la torréfaction, nous étions aux chromatismes bleus ; l’heure où les enfants allaient se coucher. Le silence revenait avec plus de puissance, celle de la sourdine que la mer proposait toujours après les voix. On servait le café. Une amie, un ami, pouvaient apparaître souvent en l’occurrence. On voyait les silhouettes qui passaient l’angle que faisait le muret avec l’avancée de la façade mitoyenne. L’une d’entre elles, ou plusieurs, se reconnaissant sous l’éclairage de la lanterne fixée près de la porte. On se saluait sur le seuil.

 

               La lune brillait haut dans le ciel dans sa forme de croissant, argentée, se reflétant aux nuances marines de l’air, jusqu’à la terrasse, ce carré de lumière où ils se tenaient tous les deux, assis à la table. On avait couché les enfants. La mer au loin s’harmonisait à la sourdine du vent du soir dont l’action rendait aux rosiers leur présence dominante sur le plan des senteurs, non sans les accommoder aux notes du jasmin, parfois même à cette texture épisodique où se confondaient les épices que l’on avait assorties aux mets tout à l’heure et qui donnait sa mesure tonique aux sens sous l’effet d’un contretemps souhaité par le cadre naturel. Ils étaient tous deux inscrits au sein d’un crépuscule manifeste qui tendait vers la nuit mais sans l’atteindre encore, comme deux points sur une courbe asymptotique où les nuances s’orientaient graduellement vers le bleu des sources du nord. La table, de fait, portant à leur regard, lorsqu’ils la considéraient, l’ensemble de telles variations, se donnait à voir marmoréenne, un peu pareille à un nuage. Le café grillé dedans la poêle à frire, quelques grains seulement et que l’on n’avait pas moulus, servirait demain au petit-déjeuner, augmentait en outre le procès transitoire de l’heure arrivant presque à son terme depuis le dîner, de l’heure perçue au degré de son évolution chromatique sur la table, mais aussi sur le mur d’en face qui leur faisait écran à la manière d’une toile de maître ; un maître impressionniste dont le pinceau et le couteau trempés au pigment bleu nuit proposeraient un monochrome, et que l’observation des nuits lunaires aurait bien inspiré.

               – Il fait bon. Elle avait prononcé ces mots à rebours de la rêverie où il leur semblait avoir plongé. Leur résonance faisait impression tel un éclat de jasmin, une note plus aiguë venant combler le cadre toutefois dans lequel tous leurs instants s’accordaient. Il l’avait regardée. L’air avait cette matérialité soudaine que seule la présence de la table était capable de symboliser. – Oui.

               On entendait la mer sur le mode d’une gravité sourde qui n’était plus celui de la sourdine mais du pavillon de cuivre occupant tout l’espace de sa circonférence ouverte pour fixer sur l’air son écriture nouvelle pourvoyant à la masse ambiante. Demain, on devait se lever à l’aube, recevoir, poursuivre toute concertation à l’office. Il était tard. La lune était plus bas dans le ciel. Les constellations l’entouraient. Le pan de mur, en face, s’ombrait de nuances grises sur fond bleu saphir ; il occupait tout le seuil.     

 

               Ce matin on se leva avec le premier chant des oiseaux. La fenêtre ouverte laissa entrer l’aube et ses nuances gris bleu semblables à des pulsations au rythme très varié qui vous saisissait d’un coup, presque brutalement, par le fait de raison. Il s’agissait d’ouvrir les yeux après le sommeil de la nuit. Dans deux heures, on irait réveiller les enfants. La journée serait longue. L’aube se découvrait aux harmonies de la mer qu’on entendait alentour. Le lever du lit s’orchestrait à ce son particulier qui se donne à entendre comme un leitmotiv, auquel s’ajoutent d’autres chromatismes, célestes. Un ensemble au demeurant qui les captivait et guidait leurs sens sur le mode d’un ensemble de percussions qu’un batteur, en l’occurrence le jour, ses heures, userait à la perfection. Où tout distinctement apparaissait ainsi que l’exige l’état de veille. Rien n’était à imaginer après les rêves de la nuit ; naturellement ils avaient résolu le phénomène qui tient à notre faculté de concevoir les figures, les signes. Non, c’était l’heure où l’on ouvre les yeux. L’aube en cela représentait la parfaite transition, quoique n’attendant pas qu’on s’attardât à la phase onirique. L’aube instaurant cette radicalité nécessaire de l’éveil. Elle les regardait tous deux à la fenêtre, aurait-on pu croire, selon cette réciprocité qui appartient au miroir. Ils regardaient l’aube et l’aube les regardait. Comme toujours, depuis toujours, elle se présentait avec son élégance diamantine cette déesse du ciel et des mers. Elle réapparaissait avec la régularité d’un métronome, réconciliant le jour et la nuit, leur prenant la main tel l’enfant entre ses parents. L’heure où tout est neuf, les parfums et la lumière du jour, les sons et la prégnance de la mer au loin.

               On descendit à la cuisine pour préparer le repas du matin, puis on s’installa à la table de la terrasse. La fumée du café et celle du thé avaient des mouvements d’ondulation aériens. Elles s’élevaient autour des roses, disparaissaient dans la transparence cristalline. Cette scène était souvent muette, généreuse par le silence. Très peu de mots l’accompagnaient. C’étaient surtout un moment de sensations dont on profitait à son degré optimal. L’éveil se prolongeait avec le goût de la boisson, de la pâtisserie, et se clôturait par une parole simple. – Je vais les réveiller. C’était le commencement d’une autre dynamique. Le Soleil s’était levé, l’aurore avait présidé ce premier échange à la table. Il irait chercher les mets pour les enfants dans la rue à côté, tandis qu’elle monterait jusqu’aux chambres des petits, dire qu’il était l’heure. L’heure d’aller apprendre, l’heure de lire, d’écrire, de compter. – C’est l’heure de l’école. Le ciel était bleu comme une grande turquoise quand elle ouvrit la fenêtre de leurs chambres respectives. On s’assiérait bientôt autour de la table. Leur père apporterait de quoi se régaler. On pouvait le voir revenir avec les pâtisseries dans une main dès cet instant où la mère et les enfants allaient à la table. Il apparaissait au-delà de l’angle que faisait le muret blanc avec l’avancée de la façade de la maison voisine, souriant comme à son habitude et multipliant les enthousiasmes sitôt qu’on le voyait franchir le seuil.   

 

               C’était l’après-midi. Il prit sa mallette en cuir où se trouvaient classées en ordre les textes relatifs au dossier du jour. Le Soleil se situait aux environs de quinze heures. L’office était à vingt minutes de marche. Une marche tranquille, quotidienne, durant laquelle il prenait le temps de regarder au hasard les fleurs des rues ornant des balcons, des terrasses. Elles inspiraient l’idée de vérité, éclose au grand air nourri de lumière ; sans savoir pourquoi. Il suffisait d’une attention passagère, rapide, portée dessus, et les affaires à traiter venaient à l’esprit, un mot qui pouvait par exemple éclairer tout d’un coup tel ou tel point autour duquel s’organiserait le débat.

               Il reviendrait au soir pour le dîner, à cette heure où le ciel a la couleur de la mer d’horizon, bleu marine aux nuances turquoise. La maison embaumait. Le rosier et le jasmin augmentaient cette consistance, cette épaisseur, des choses du foyer qui appelait l’entente, le bien-être en famille. Il déposait le dossier sur le bureau de la bibliothèque puis, non sans avoir au préalable préparé le travail du lendemain, allait embrasser son épouse et les enfants qui pouvaient être à leurs devoirs souvent. Enfin, il gagnait la table, confortablement assis, en observant le cadre sur lequel l’épouse travaillait depuis plusieurs semaines, un cadre qu’elle sculptait dans les règles de l’art du détail. Viendrait ensuite le moment de poser les feuilles d’or dessus.

               Les lignes de la sculpture étaient d’une finesse remarquable, toute en courbures et lignes boisées. On lui avait commandé cet ouvrage afin de pouvoir y fixer une toile de maître qu’on placerait au Musée National de la ville, dans la salle constituant l’axe central de la visite. Elle se taisait sur le chef-d’œuvre en question. Lui-même n’en savait rien. Toute l’après-midi, à l’aide du ciseau à bois et du poinçon, elle se consacrait à l’ouvrage avec une concentration extrêmement rigoureuse. Un objet d’orfèvrerie qui ne devait guère s’achever au-delà de l’échéance impartie, dans quelques semaines. Il y trouvait une musicalité certaine, un peu à l’image de la mer qu’on entendait au loin, la mer dont il devinait en l’occurrence les mouvements ; ou bien à l’image de la forme du rosier dont le langage tutoyait la façade jusqu’au toit. En outre, c’était un cadre en bois de rose. L’idée d’une musicalité des roses  aux fragrances  et chromatismes variés pouvait s’y proposer comme motif. Le Soleil couchant lors posait ses rayons tamisés dessus, et il donnait à penser à l’achèvement du travail quand elle aurait mis la feuille d’or. Toute ligne, quoique d’impression surprenante, trouvait son écho selon un ordre parfaitement mesuré ou dans les proportions d’un phrasé qui faisait sens dès qu’on le considérait à sa juste valeur de parole du bois. Au jeu d’ombre et de lumière que proposait le jour à ce moment-là cette musique tutélaire de la peinture qu’on allait montrer aux visiteurs du musée se lisait à l’instar d’une partition conçue sur le mode à quatre temps. Chaque côté serait différent. Deux avaient été déjà réalisés. Les deux autres étaient encore à l’état poli. Ses yeux et l’idée qu’il avait de cette écriture d’orfèvre se posaient maintenant sur cette partie inachevée du cadre, avec le sentiment réel d’être au seuil de l’inconnu.

 

               On entendait la mer au loin. Le soir approchait dans le ciel et sur les rythmes du quotidien. On rentrait chez soi. Le couchant déployait ses couleurs rose oranger. Il regardait le cadre sur lequel des rayons se posaient, conférant à la sculpture l’idée d’une écriture en mouvement, non encore achevée, qui n’attendait pas qu’on l’interprète. Chaque signe s’inscrivait dans un ensemble ornemental évoquant le langage des fleurs ou des nuages qui voguent. Les enfants étaient auprès de leur mère, l’aidant à la préparation du dîner. Il se leva pour y prendre part.

               C’était un plat en tout appétissant. On y mettait des épices aux couleurs du soir autour du safran. Quand venait l’heure d’aller à la table, elle rangeait le cadre, son œuvre, au pied du rosier, puis on plaçait les assiettes. Du plat au centre émanaient les saveurs invitant au partage. On échangeait sur le travail de la journée, le travail à l’école. L’air adoptait des teintes froides qui faisaient écho au lapis lazuli de sa bague. Elle souriait en le regardant, en écoutant parler leurs enfants. Tout paraissait simple à la voir. On ne pensait à rien qu’à la joie du moment, de se sentir ensemble, unis et solidaires à la fois. À bien observer sa bague, on aurait dit qu’elle matérialisait la couleur des soirs, symbolisant la rencontre toujours nouvelle entre elle et lui, entre eux et les enfants. La rencontre, jamais la même, avec la mer et le ciel, toujours parfaitement complémentaires, participait de ce climat singulier où les choses demeurent en suspens ou comme contenus dans la rareté des mots et des nuances aériennes. – Avez- vous bien mangé ? demandait-elle. Oui, on avait toutes et tous bien mangé. Les saveurs restaient au palais, délicieuses, jusqu’à ce qu’on ne dise plus mot, et appréciant de fait la soirée dans sa plénitude. Les enfants monteraient se coucher tout à l’heure. Ils jouaient sur la pelouse à s’attraper puis se concertèrent pour lire les livres de l’école. La nuit avait quelque chose de rond. 

               – Regarde la lune, lui disait-elle. Et ils regardaient tous deux la lune en sa clarté majestueuse qui donnait au ciel ses éclats saphir. Elle prit le cadre au pied de l’arbre et le posa sur ses genoux. Aux lueurs de la bougie, elle semblait une fée. Il la regardait enlever quelques scories, souffler parfois dessus, passer sa main afin de parfaire le polissage réalisé durant l’après-midi. Des poussières de bois s’élevaient dans la lumière. On aurait dit de la poussière d’or. Profiter de chaque instant qu’elle lui offrait dans cette posture artisane magnifiait le portrait de l’artiste. Sa voix et le moindre de ses gestes se fondaient à cette heure au rythme de l’univers dont la voûte céleste était un reflet. Les étoiles et la lune brillaient comme autant de joyaux. Sa voix avait cette mélodie naturelle des sources du nord qui rafraîchissent l’air, et l’air cristallisait dans sa voix. Autour les senteurs du rosier et du jasmin s’accordaient à ses paroles, y mêlant leurs notes, paroles musicales que la sourdine de l’heure portait au sublime, degré où son visage d’épouse transfigurait la nuit en chef-d’œuvre pictural. Le cadre qu’elle commentait par bribes, son œuvre, et au centre duquel son visage précisément apparaissait, pouvait préfigurer la future toile de maître, se disait-il. La gravité de cette idée néanmoins le maintint dans le mutisme. La regarder suffisait, attentivement, avec ce devoir suprême à ses yeux de ne pas aller au-delà d’un tel seuil.   

 

               Quatre alexandrins de sa composition lui revenaient à l’aube lorsqu’il la regardait dormir, avant de lui dire qu’il était l’heure.

 

L’aube nous est revenue en note marine,

Délicate pour l’air dont elle est fort jalouse

Mais ordonnée selon la puissance divine

Qui m’accorda l’heur grande d’éveiller l’épouse.

 

               Elle s’éveillait à l’aube de rose et de jasmin avec ce regard millénaire qu’elle posait toujours sur les choses, ne disait presque rien. – Bonjour. As-tu bien dormi ? Il dormait bien, du sommeil du juste, jusqu’à ce moment du matin où l’on ouvre les yeux, où les sens acceptent la veille naturellement selon l’ordre d’une fluidité musicale qui ne demande que chacun lui accorde l’écoute et la confiance. On descendait préparer le petit-déjeuner puis on s’asseyait à la table. On irait réveiller les enfants. À la quatrième heure du matin, l’heure où les enfants rentrent pour le repas de midi, on recevait à nouveau ce jour, en sorte que tous fassent le point autour des problématiques soulevées la fois dernière, finalisant à l’office dans l’après-midi. – Comment est le thé ? Il appréciait la boisson, indéniablement. La bergamote avait des saveurs rondes que le sucre du pain à la fleur d’oranger relevait à la perfection. Tout s’accommodait à ce repas du matin, notamment à la voir heureuse d’offrir les mets qu’elle seule savait cuisiner. – Bon. Très bon. Elle souriait, d’un sourire ineffable par sa grâce et gratifiant leur première rencontre de la journée, à la première heure du matin. Il ne la jugeait jamais ; jamais il ne l’avait jugée, considérant la personne en acte, stricto sensu. Considérant que chacun de ses actes était une bénédiction pour leurs enfants et pour lui-même. Et grâce à elle, sous l’effet de l’institution du mariage, par là même intransigeant. Les minutes et les heures à cet égard s’organisaient autour de cette idée que la raison ordonne les rythmes du quotidien. Cette après-midi, elle poursuivrait son œuvre, ce cadre en bois de rose sur les côtés duquel elle sculptait des signes. Elle l’avait à présent entre ses mains lors de cette première heure pour lui montrer. Aux lueurs de l’aube, il avait l’apparence d’un vitrail azuré, fortifiant l’éveil, agrémentant la rencontre. Le troisième côté était presque terminé. Les signes étaient différents pour chacun des côtés, il s’en apercevait. La sculpture a son propre langage comme tous les arts, se disait-il. On aurait pu croire à un texte ou à une partition, conçus sur des rythmes différents, marqués par des ruptures transitoires évoquant la mer qu’on entendait au loin. Elle souriait, d’un sourire touché par la grâce, à l’aube la sublimant. Son visage gratifiant le cadre au sein duquel il apparaissait parfois lorsqu’elle lui commentait telle partie de son travail. Il n’ajoutait rien mais l’écoutait seulement quand elle passait à la démonstration. Elle disait, imposant alors avec une formidable puissance le seuil de son art.

 

               Redevable. Il se sentait redevable de ce que la vie lui donnait et là, devant cette œuvre qu’elle réalisait, ce sentiment prenait tout son sens. Chacun de ses mots expliquant la sculpture le confortait dans cette idée que l’écoute forge le savoir. Le silence qu’il manifestait face au propos de son épouse, il le concevait d’abord comme une lecture attentive, la lecture d’un conte par exemple, ou d’un récit poétique qu’elle écrivait dans l’air de cette matinée nouvelle, qu’elle écrivait sur le bois de rose à la lumière d’après-midi. Il pensait précisément à des notes lumineuses portant des mélodies ; ou encore à des signes anciens, pré-alphabétiques, qui rendaient compte de l’Âge d’Or évoqué par les historiens. L’art qu’elle avait de dire simplement ce qui semblait à lui très abscons justifiait l’admiration qu’il éprouvait. Elle figurait ses propres commentaires par de rares gestes. De fait, elle l’initiait ; elle le portait vers la connaissance. Redevable. Et pour cela se devant d’être intraitable envers lui-même. Le respect qu’elle lui inspirait était aussi un réel motif d’enthousiasme dans son travail, ses après-midis à l’office. Il avait sous sa responsabilité des textes et sa prégnance favorisait leur éclaircissement.

               – Je vais les réveiller. Elle montait pour dire aux enfants qu’il était l’heure. Il irait, quant à lui, chercher les pâtisseries. On préparerait le café. Le jour maintenant devait résonner comme un gong. Dès lors, il était vraiment l’heure, l’heure du travail. Ce mot, il ne pouvait le dissocier du mot jour, avec tout ce qu’il implique de clairvoyance, de savoir-vivre, d’abnégation. Le gong du jour, un fait, un don à traiter à sa juste valeur, avec le plus grand respect. Le jour et sa dimension nécessairement sociale. Le jour et sa fonction sine qua non de veille impliquant l’obligation, la responsabilité du devoir. Il ne s’agissait pas de soi mais bien de nous, ou bien de soi au service de nous, sous l’ordre impérial du jour. – Le Soleil se lève les enfants ! Elle disait et ils ouvraient les yeux. Ils entendaient les paroles de leur mère, ils entendaient l’école puis le retour pour déjeuner, la joie des familles avant deux nouvelles heures l’après-midi passées avec la maîtresse et les camarades. Le gong du jour, ces moments où elle travaillait à l’écriture sur bois à l’ombre rafraîchissante du rosier, dans les fragrances accentuées des fleurs. Le gong du jour, moment pour lui des débats autour de la table, de sa tâche à l’office. Au soir on devait se retrouver ; resituant dans la clarté crépusculaire l’accompli, avec justesse, conscience professionnelle. Les enfants iraient à leurs devoirs, elle et lui seraient à l’heure de la troisième rencontre, au demeurant une synthèse dans leur dialectique du jour.

                Il la regardait, sans mot. À l’aube de ce jour nouveau, qui lui dit-elle, était celui de l’échéance. Elle devait remettre demain ce cadre au Musée. Il aurait été le symbole, depuis quelques semaines, de leurs échanges de paroles, de son apprentissage à l’écoute des commentaires qu’elle lui faisait. Il aurait figuré ce lien nouveau entre elle et lui, conférant au quotidien une rythmique sensiblement différente et dont l’écriture sur bois, cette écriture à la syntaxe singulière, était l’image. Les commentaires qu’elle en faisait, ses silences même, dans leur dimension didactique, l’éclairait. Ce n’était pas un objet ordinaire, mais une œuvre qui devait en compléter une autre ; une œuvre où s’enchâsserait une peinture sur toile. Donc un ensemble à contempler. Toute à la joie de ce moment qui consacrerait son travail lorsque le tableau serait enfin exposé, son sourire suffisait pour donner à entendre à son époux qu’elle était heureuse ; et ce sourire rayonnait à la lumière des jours passés où il l’avait vue esquisser en premier lieu les signes à l’aide du fusain sur une planche de bois stratifié, songeant peut-être, pensait-il, à une phrase à écrire. Cela, il s’en était rendu compte, lui avait demandé du temps, un peu comme si elle s’éduquait elle-même au sentiment qu’elle souhaitait éprouver à la vue de ce texte original sculpté. Au fil du temps, il la vit passer de sa quête des formes à une syntaxe ; c’est-à-dire, à l’assemblage des formes qui, il ne savait pas pourquoi, brillait non seulement du fait de leur ordre calligraphique, mais aussi grâce à la signification mystérieuse qui en émanait. Lors, la planche devenait le support d’une gravure textuelle conçue dans une langue qu’il ne connaissait pas. Il n’interprétait pas et d’ailleurs ne cherchait pas à l’interpréter. Il se laissait simplement porter par la matière écrite comme un enfant engagé sur la voie de l’apprentissage. Que voulait dire ces signes ? Puis vinrent ces heures où elle lui en révéla le sens, en partie.

               On entendait la mer au loin ; les couleurs de l’aube se transmuaient en or. – L’aurore, dit-elle. Je vais les chercher. Elle se levait de table et montait réveiller les petits. Presque dans le même temps, il levait les yeux au ciel pour constater la présence des premiers rayons du Soleil, disant : – Je vais acheter les pâtisseries. Il sortait par la petite porte attenante au muret blanc qui faisait angle avec l’avancée du mur mitoyen. Elle le voyait depuis la fenêtre d’une des chambres qu’elle venait d’ouvrir. Sa silhouette, remarquait-elle, avait une stature aux couleurs du ciel, les couleurs aurorales ; puis disparaissait, une fois franchi l’angle que proposait la maison voisine. Il revenait avec ses trésors à manger, tout sourire pour le meilleur, pour la joie des enfants et de l’épouse. – Papa est là. Et l’on déjeunait avec grand appétit, on dégustait ces gâteaux, ces mets sucrés participant de l’éveil au bonheur du jour. Il revenait un peu après l’aurore. Il revenait avec le Soleil dans l’attitude du juste, comme un envoyé, une ordonnance du bel avenir, à cette heure où la lumière s’installe dans les rues de la cité, illuminant les volumes et les angles à l’image du mur blanc en face l’entrée qui en éclairait le seuil.

 

               Il était rentré ce soir-là après son exercice à l’office. Plusieurs textes avaient été soumis à son examen. Il demeura seul toute l’après-midi à une table de la bibliothèque qui jouxte son bureau. Il s’agissait d’un travail de traduction difficile. Entre autres ouvrages à sa disposition, il avait consulté plusieurs dictionnaires. La séance arrivée à son terme, il avait rangé puis emporté ce qui lui restait à parfaire. Il était rentré ce soir-là dans la douceur d’un air qui embaumait le jasmin bleu, le chèvrefeuille et la bergamote. Les rues étaient au comble de telles fragrances le soir car le Soleil, toute la journée, avait réalisé son œuvre de jardinier et de bienfaiteur de la nature.

               Il était entré. La terrasse offrait à sa vue ses guirlandes infinies de roses sur le mode d’une arborescence étendue jusqu’au toit de la maison. Elle était assise à la table près des petits. Il les avait embrassés tous les quatre. Son œuvre était posée sur la table ; à côté se trouvait un bol d’argent où se consumait l’encens. Oui, l’air du soir était bon, agréablement parfumé. Ils étaient tous réunis autour de la table, même le chaton avec lequel les enfants jouaient à l’aide d’une pelote de laine. – J’ai terminé, lui dit-elle. En effet, il constata que le cadre était achevé. C’était un cadre d’or où, à bien l’observer malgré l’heure tardive, se présentait un texte dont les passages figuraient respectivement sur chaque côté. Dans l’ombre bleue de cette fin de journée, ils avaient l’ordonnance d’une mélodie fondée sur une mesure à plusieurs temps, mais il ne savait à vrai dire combien. On entendait la mer au-delà des murs de la cité et peut-être détenait-elle, la mer, le secret de cette rythmique. Non, l’œuvre devait se regarder simplement, sans outrepasser les commentaires que son épouse lui en avait fait. Il ne revenait jamais sur les mots de son épouse. Le cadre s’inscrivait par ailleurs dans une perspective institutionnelle. Il relevait du domaine public, sur le plan strictement juridique. Sa valeur intrinsèque était celle d’un objet d’art ; et pour cette raison garantie par les clauses définies très distinctement à la fois dans les domaines du Droit privé et du Droit public. Elle l’avait regardé en souriant de bien-être. Il avait souri à son tour en la regardant, tandis qu’autour d’eux les petits s’amusaient.

               On s’acheminait progressivement vers la nuit. L’air était cristallin, doté de cette épaisseur que les fragrances rendaient sensibles, une épaisseur chromatique où se confondent l’or et le saphir. Elle se leva pour préparer un thé à la menthe. La boisson une fois servie donna la note de leur troisième rencontre. Elle avait la couleur de l’espérance, ce phénomène instantané qui les réunissait tous les quatre autour du bonheur simple de partager leur expérience de la journée en riant, en ne parlant pas, en appréciant la fraîcheur végétale environnante. Elle se savait, ils la savaient, néanmoins, en son œuvre accomplie, respirant, inspirant la satisfaction d’être ; d’être ensemble.   

               L’œuvre était achevée, les feuilles d’or posées. On entendait la mer au loin et quand l’aube lunaire réapparaîtrait demain, elle se saurait respectueuse de l’échéance. L’heure venue, durant la matinée, elle irait par les rues fleuries de la ville, le cadre emballé dans ses mains pour y asseoir un chef-d’œuvre qu’il ignorait. Elle se rendrait au Musée National. Il ne l’aurait pas quittée des yeux une fois franchie la porte du muret blanc de l’entrée. Son départ, à cet instant précis, cristalliserait autour du sourire qu’il lui connaissait, ce sourire touché par la grâce et qui gardait leur amour sur le seuil permanent des lendemains.

 

 

 

                                                                          Jean-Michel TARTAYRE

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