

PUBLICATIONS XLI
Récit fictionnel

JEAN-MICHEL TARTAYRE
LE JOURNAL D’ART JUNGLE
Le Grand Prix de France
Récit fictionnel
Lundi. Fin août ; le 20 août exactement. C’est la rentrée à K. Nous revenons, mon épouse, nos enfants et moi, de passer quinze jours sur la Côte Sud, dans un hôtel magnifique, ce après un séjour d’une semaine chez mes beaux-parents. C’est réconfortant, il faut se l’avouer. Je me sens en paix avec moi-même. Mon épouse vient de quitter notre appartement pour reprendre son travail à l’hôpital. Nos enfants sont chez leurs grands-parents, pour cette dernière semaine de vacances avant la rentrée des écoles. Nous les avons laissés hier dans la grande villa des parents de mon épouse, à l’invitation de ces derniers. Nos petits se sont montrés enthousiastes à l’idée de partir pêcher en mer avec leur grand-papa et ses amis. Il est 8 AM. À mon tour, je quitte l’appartement après avoir donné au chat les croquettes et l’eau. J’ai revêtu mon uniforme, comme chaque matin. Au Bureau du Port, le Commandant O. me reçoit dans sa salle :
« – Entrez, Jungle, je vous en prie … Asseyez-vous … Alors, ces vacances ?
– Elles se sont bien déroulées, mon Commandant.
– Très bien.
– …
– J’ai la date du Grand Prix de France. C’est dans treize jours. Vous me comprenez ?
– Tout à fait, mon Commandant.
– Que comprenez-vous, Jungle ?
– Je comprends que l’événement est proche, mon Commandant.
– Soit … J’ai votre convocation. Voici …
– Je vous remercie.
– Jungle ?
– Mon Commandant ?
– Tenez. Votre billet d’avion. Et … votre billet de train. Deux allers-retours.
– Merci, mon Commandant. C’est à …
– À E. Le Lac de E. E., la ville où l’Hexagone accueille souvent le Grand Prix de France de F1 Motonautique, F1H20. Considérez le Championnat du Monde comme votre nouvelle mission, Jungle.
– Je pars …
– Vous partez le mardi en huit, Jungle. Il faut compter deux jours d’essais, les essais libres, les essais officiels, enfin le jour J, le jour de la course du Grand Prix de France, un long week-end en perspective. Atterrissage à Roissy-Charles-de-Gaulle dans la matinée. Puis, départ, en début de soirée, 19 H depuis Montparnasse, compte tenu du décalage horaire, direction E. Vous le voyez sur vos billets. L’équipe technique vous accompagne.
– Et la Formula, Commandant ?
– Elle reste ici, Lieutenant. Vous dépendez désormais d’une structure internationale. Vous allez travailler avec l’écurie mère. Vous serez deux pilotes à courir pour ladite écurie. Vous piloterez une nouvelle Formula. Les agents du Constructeur vous accueilleront dès votre arrivée à l’aéroport de Paris-Roissy. Vous passerez six nuits au Grand Hôtel de E. avec vos coéquipiers. Retour chez nous, à K., le mardi en quinze.
– Nous partons donc à cinq, Commandant ?
– Oui. Le Sergent T., votre instructeur, le Brigadier-chef R., votre coéquipier de la BFG et juriste, enfin, le Capitaine V. et le Sergent M., tous deux ingénieurs ; ces quatre soldats vous accompagnent. Ce sont les personnes qui vous ont aidé à accéder au podium de la Qualification. Vous faites partie de l’Équipe française désormais. D’autres questions, Jungle ?
– Oui. Le début de la Préparation, mon Commandant …
– Le début de la Préparation, je vous l’ai signifié par courriel mais vous n’avez pas répondu, c’est ce matin. Le Sergent T. vous attend à 9 AM, au stade. Dans vingt minutes. Vous allez courir, ce matin. 20 km. Cet après-midi, vous mettez la Formula à l’eau avec le Sergent T. et le Brigadier-Chef R. Ce Programme de Préparation est en place jusqu’à dimanche. Voilà, Jungle. Il est 8,42 AM et il vous faut y aller. Je vous revois bientôt. Je passerai faire le point avec vous demain puis dimanche, sur la zone d’entraînement. Bonne journée, Lieutenant ...
Euh, attendez, deux secondes, s’il vous plaît. Veuillez signer la copie de la Convocation FFM, celle qui me revient. Voyez le tampon de la FFM, la signature du Président et propriétaire de votre nouvelle écurie. Et … la vôtre. Ici. … Merci. Profitez-en pour signer l’exemplaire qui vous revient et prenez-en soin … Parfait. À demain. »
Mardi. 22 heures. Mon épouse a souhaité nous préparer un plat d’épinards à la crème et œuf mollet en suivant la recette du Chef Stéphanie Le Quellec. On s’est régalé. Je reviens à l’écriture de mon Journal après une matinée et un après-midi copieux eux aussi, s’agissant d’exercices physiques. Le Commandant O. a pu venir assister à la mise à l’eau de la Formula et à ma séance d’entraînement sur circuit aquatique. Le Sergent T. et le Brigadier-Chef R. ont conçu un parcours sinueux de huit bouées, comprenant deux doubles chicanes. « Votre concurrent direct, le Lieutenant-Colonel Hawk, est une spécialiste de la chicane, me dit le Sergent T. Il faut vous entraîner sur ce type de série afin de ne pas perdre de temps sur Hawk le jour J, Lieutenant. Elle passe toute chicane à une vitesse fulgurante, chaque fois. » J’acquiesçai à cette affirmation sans complexe. Le Sergent a raison, Hawk est une pilote exceptionnelle et parvient à maîtriser sa machine avec bonheur. Elle partira numéro 1 sur la ligne de départ du Lac de E. lors de cette épreuve du Championnat du Monde, dans l’Hexagone, qu’est le Grand Prix de France. Elle réalise le meilleur temps des séries qualificatives, sur le plan international, m’avoua tout à l’heure le Commandant O. Quant à moi, je suis numéro 3. Je ne stresse pas. Le temps de l’écriture de mon Journal, par surcroît, ajoute à ma tranquillité d’âme. Ce Journal est à considérer comme confident. Je n’exagère pas sur le terme de confident, car il est un ensemble qui reçoit mes mots et les supporte, au vrai, sans les corrompre, outre qu’il en est le principal inspirateur. J’écris, oui, en toute sincérité, par nécessité. Ce Journal est une rythmique, de fait, qui s’inscrit dans le prolongement de mon quotidien et l’augmente de l’idée d’harmonie. Il m’apporte en effet la satisfaction d’être à moi-même tel que je suis à bord d’un bateau ou en compagnie de mon épouse et de nos enfants, ou encore en compagnie de mes sœurs et frères d’armes. J’écris avec raison, toujours. Le Championnat du Monde, par exemple, constitue une nouvelle étape dans mon existence, un degré supérieur à atteindre sur le plan de la maîtrise d’un bateau superpuissant. Je le dis, c’est un plaisir que je partage avec mon Journal et avec mon entourage. Je suis marin, né au sein d’une tribu de marins, fier de l’être, fier du parcours qui est le mien depuis ma naissance dans le village de M. La grande forêt, le grand fleuve, m’ont vu d’abord grandir et progresser durant mon enfance et mon adolescence de mousse puis de pêcheur, ils sont ensuite le milieu où j’exerce mon métier d’agent au service des valeurs de la République Française. Oui, je suis qualifié pour disputer le Championnat du Monde de F1H20 et c’est un honneur pour tous ; pas pour moi seulement mais pour tous. Nous tous. Je n’irai pas au-delà de cette locution pronominale ce soir. Je choisis de clôturer mon temps d’écriture aujourd’hui par un simple poème. Ce poème :
Au pied du Parnasse
Je demeurerai, sans mots. –
Où tout est fragrances.
Mercredi. 21 heures. Les séances d’entraînement du matin et de l’après-midi se sont déroulées dans de bonnes conditions climatiques et de façon satisfaisante quant à mes résultats. Le Sergent T. et le Brigadier-Chef R. m’ont rassuré sur le chrono de mes dix tours. Aujourd’hui, ils avaient conçu un circuit de sept bouées, comprenant une seule chicane, une chicane simple réalisée avec trois bouées. Ce circuit fut beaucoup plus rapide que celui d’hier. Je terminai en obtenant une moyenne de 130 MPH sur l’ensemble des dix tours. « Vous êtes digne d’un podium au Championnat du Monde avec ce chrono-là, Lieutenant. », me confirma le Brigadier-Chef R. Mon épouse est de garde à l’hôpital ce soir. En rentrant à la caserne, au terme de ma journée d’épreuves, je suis passé la voir dans son service. Nos enfants profitent des derniers jours de vacances chez leurs grands-parents et font chaque après-midi des exercices proposés dans leurs cahiers scolaires respectifs, appelés aussi « cahiers de devoirs de vacances ». Et le matin, ils vont à la pêche avec leur grand-père. Mon épouse m’apprit cette heureuse nouvelle au moment où je m’apprêtais à quitter son service après l’avoir embrassée. Ensuite, je m’arrêtai à la pizzeria des galeries marchandes de l’hôpital et commandai une calzone. Le temps que je me rende, deux cents mètres plus loin, au Tabac-Presse pour acheter le dernier numéro de la revue de la Marine Nationale, après l’avoir feuilleté, compulsé, plusieurs minutes, ma commande était déjà prête. Je viens de déguster la pizza grand format. Je me suis régalé en regardant les infos de 20 heures à la télévision, puis j’ai servi sa recette Gourmet au chat, une mousseline à base de poissons. J’ai ajouté de l’eau dans le deuxième récipient de sa gamelle. Enfin, j’ai changé sa litière. Maintenant, assis au bureau nôtre, je profite d’instants que je nomme « instants parnassiens », ô combien précieux, s’agissant de mon écriture, puisque chacun de ces instants est associée à mon épouse. Je vogue alors sur des musiques que j’aime et les mots vont tout seuls, s’organisant en un motif simple, celui du quotidien du Lieutenant Artemus Jungle, moi en l’occurrence. J’écris par plaisir, animé des rythmes vocaux et orchestraux que la radio FM diffuse. J’écris les joies d’enfants, j’écris l’enthousiasme majeur, porté que je suis par leurs combinaisons acoustiques dont l’absolue harmonie se constitue support de ma propre expérience. Moi-même, ne m’y projetant jamais au risque de m’échouer, n’étant rien qu’un élément de l’ensemble chorégraphique qui se propose dans l’air sitôt allumé le transistor, je me situe sur le plan de la perception transcrite comme l’instant parnassien le souhaite et le module, tantôt selon la structure narrative, tantôt selon la structure du poème ; aussi utilisai-je ces formes génériques dans mon Journal, étant donné que la Figure de mon épouse, à laquelle je me dois, m’y autorise et ce, dans le cadre très strict de l’instant parnassien, où elle seule m’apparaît, non pas à titre d’objet mais à titre de rythme jussif.
Jeudi. 22 heures. Je reviens sur ma journée d’entraînement. Encore un bon chrono sur les 10 km du matin. J’ai couru avec le Sergent T. et le Brigadier-Chef R. Nous terminons en moins de 45 min. De même, dans la zone d’essais du grand fleuve, appelée aussi « zone d’entraînement » par le Commandant O. ; où je réalise les dix tours d’un nouveau circuit, très sinueux celui-là, en moins de 8 min., soit exactement 7,45 min. « Vous passez les chicanes avec plus de facilité, Lieutenant. », me dit le Sergent T. Je n’oublie pas que demain, vendredi, je dois subir une série de tests pour que l’on vérifie mon état de santé. Ce sera dans la salle N 101, la salle du simulateur de pilotage F1 Motonautique, en présence de deux médecins spécialistes et du Sergent T., qui sera mon « homme-radio ». Pour l’heure, je me détends en écrivant après avoir dîné avec mon épouse dans un grand restaurant de K. Nous avons commandé un plateau de fruits de mer, puis une raie au beurre blanc, l’ensemble agrémenté d’un Château la Gordonne, pour terminer par un café gourmand. Nous nous sommes régalé(e)s. Dimanche, mon épouse ira passer l’après-midi chez ses parents et rentrera à la caserne en compagnie de nos enfants. Leur présence me manque. Nos petits me manquent. Nos petits manquent à mon épouse. Tandis qu’elle est plongée maintenant dans un roman, je poursuis l’écriture de mon modeste Journal. Pourquoi, à ce propos, dirais-je que le Journal est un confident ? Sans doute, parce que je ne parle pas de mon Journal, excepté parfois à mon épouse. La liberté que nous nous accordons tous deux au quotidien est liée à nos métiers respectifs. Elle et moi travaillons sous serment, ce qui veut dire que nous ne nous racontons pas quand nous sommes ensemble, ce par souci d’honnêteté. Nous préférons sortir pour voir une pièce de théâtre, regarder un bon film à la télévision ou au cinéma, ou encore lire, écrire, pratiquer du sport. Nous vivons d’un amour exclusif, notre grand amour, qui guide notre conduite, nos mots. Je ne joue pas avec l’alliance que mon épouse passa à mon doigt. Nous nous sommes marié(e)s devant Dieu. Je suis le serviteur de mon épouse et de nos enfants. Nous sommes, elle et moi, des agents de l’État. Nous servons les valeurs fondamentales de la République Française. Nous sommes, elle et moi, lié(e)s par notre fonction d’État, uni(e)s par les lois infrangibles de l’Éthique. J’ignore le cynisme. Je parle peu, je contemple mon épouse et nos enfants. Nous ne parlons pas de la vie privée des gens, elle et moi ; nous parlons de nous-mêmes, avec raison. Nous écoutons nos enfants. Notre foyer s’inscrit dans un logement d’État, incorruptible. Nous y vivons bien, animés, elle, nos enfants et moi, du grand amour qui nous unit, du grand amour au pied de quoi je me situe toujours, et qui porte mon épouse et nos enfants sur son sommet. Je pense à la première épreuve du Championnat du Monde, à ce Grand Prix de France, avec sérénité. C’est la semaine prochaine. Je vais prendre l’avion et le train. Je vivrai un dépaysement certain, un enjeu national que fondent les valeurs du sport. Il y aura les essais sur le Lac de E., le briefing ou réunion préparatoire, le contrôle anti-dopage et peut-être, je l’espère, une place sur le podium, malgré la concurrence redoutable. Des jours à vivre, quoi qu’il en soit.
Vendredi. 8 AM. Je me rends au Bâtiment N du Secteur BFG, pour effectuer une série de tests. Le Commandant O. est à l’Accueil, discutant avec Mme la Secrétaire et le Capitaine H.
« – Porte N 101, Jungle. Bonjour. Comment allez-vous ?
– Bonjour Mesdames. Bonjour mon Commandant. Je vais bien.
– Parfait, Jungle.
– Alors, vous savez où vous devez aller. On vous attend.
– Oui. Merci, mon Capitaine. »
Après un bref salut, je gagne la salle du simulateur de F1 Motonautique. Trois personnes, dont le Sergent T., discutent aussi puis me disent bonjour. « Bonjour Lieutenant, me dit le Sergent. Je vous présente le Commandant M., médecin psychiatre, et le Colonel J., médecin cardiologue, qui vont vous suivre lors de cette journée. Vous n’avez rien à faire sinon vous soumettre aux deux tests de cette journée. Ce seront dix tours sur simulateur, ce matin. Et dix tours cet après-midi. Veuillez vous mettre au volant, s’il vous plaît. » Je m’assois dans le cockpit de la F1. Les sensations me reviennent, eu égard à cet appareil. J’avais pris l’habitude de la Formula sur l’eau ; c’est-à-dire en situation et pratique réelle. Mais je constate que les différences sont minimes entre le simulateur et la vraie machine. Je me ceinture après que le Colonel J. m’a placé les électrodes. Le Colonel J. et le Commandant M. se sont placées à leurs postes d’observation respectifs, tandis que le Sergent T. occupe sa fonction d’homme-radio à un autre endroit de la salle. « Programmez le Pace-Boat à 15 secondes, Lieutenant. », me dit le Sergent. Je programme le Pace-Boat, vérifie l’anémographe, la boussole, le compteur MPH. Encore 45 secondes avant de démarrer le moteur. Le feu est rouge. 30 secondes. C’est parti, le moteur ronfle … 10 secondes, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1. J’embraye. Vert. J’ai débrayé. En 3 secondes, j’atteins la vitesse de 130 MPH sur la première ligne droite de 0,5 mille ; je monte au maximum, soit 160 MPH, puis ralentis en rétrogradant pour m’engager dans la courbe serrée à gauche, 120° Ouest, de 0,4 mille , ce à la vitesse de 140 MPH. Je réaccélère au max, 160 MPH, dans la dernière ligne droite de 0,5 mille, et ralentis enfin dans la triple chicane de 0,4 mille, à la vitesse de 90 MPH. Je finis le premier tour en tête. Les neuf tours suivants sont réalisés à la vitesse moyenne de 130 MPH. Je termine premier. Le paysage numérique s’immobilise. « Merci, Lieutenant, me dit le Sergent T. C’est un bon chrono. » De leur côté, le Commandant M. et le Colonel J. ne disent rien. Ni l’une, ni l’autre, ne se prononcent pour le moment. Je les entends discuter à voix basse sans distinguer ce qu’elles se disent. Au terme de leur dialogue, le Colonel J. s’approche de mon poste de pilotage et me retire les électrodes. « Vous pouvez sortir du cockpit, Lieutenant. Rejoignez-nous, le Commandant et moi-même, dans 10 minutes, porte N 102, s’il vous plaît. » Je suis resté 50 minutes dans la salle N 102 pour un premier bilan, celui de la matinée. Ce premier bilan s’est réalisé sur le mode de l’entretien. Les deux médecins m’ont posé des questions auxquelles j’ai répondu sans hésiter. Puis, après le déjeuner, que nous prîmes tous les quatre ensemble au mess, l’opération s’est répétée. Lors du deuxième bilan après épreuve, je me retrouvai seul face au Commandant M., qui me proposa une série de tests sur le mode de l’activité écrite, des tests de logique pour la majorité d’entre eux.
Il est maintenant 21 heures. Je reprends mon Journal afin de rapporter les faits. J’aurai les résultats des tests demain, sur ma messagerie. Mon épouse accomplit sa nuit de garde. Nous avons dîné, elle et moi, dans la pizzeria des galeries marchandes du Centre Hospitalier. Vers 20 heures, deux infirmiers urgentistes sont venus la chercher pour une intervention. « Tu m’excuses, Art. À demain. » Elle m’a embrassé et a suivi ses collègues. J’ai quitté le restaurant après avoir réglé. Quelle heure est-il ? 21 heures, presque 15 min. Je pense à mon épouse. Mon épouse est une belle personne, une extraordinaire personne. Je lui suis voué. Outre ses compétences exceptionnelles dans le cadre de la profession de médecin, elle enseigne le Flamenco et c’est une intellectuelle reconnue ; je veux dire qu’elle écrit. Elle écrit oui, sous un autre nom, en d’autres termes sous un pseudonyme, surtout des œuvres relatives à l’épistémologie. Polyglotte, elle est aussi traductrice. C’est elle qui m’a appris à parfaire ma connaissance de la langue française. Grâce à elle, j’écris en langue française. Aussi, ce Journal est-il pour moi, outre un moyen d’expression, le véritable champ de mon apprentissage de la langue française. La Tribu où je naquis, au village de M., a pour langue officielle l’espagnol, mais nous connaissons et parlons plusieurs dialectes et idiomes, les idiomes et dialectes que les nombreuses autres Tribus de la Grande Forêt connaissent et parlent. Mon épouse et nos enfants sont le Trésor de mon existence. Je suis, somme toute, fier d’avoir intégré d’abord le Régiment et la BFG, d’avoir ensuite fondé une famille avec mon épouse, de compter enfin depuis peu parmi les marins pilotes de l’Équipe française de F1H20. J’appartiens de fait à une grande famille, ordre de raison que je défends et sur quoi jamais je ne reviens.
Samedi. Je viens de donner sa pâtée au chat, ajoutée d’eau dans sa gamelle double. Il est 6 heures du matin. Mon épouse dort, revenue de sa nuit de garde. J’en ai profité pour faire le ménage à 5 heures 30, sitôt après m’être levé et pris le petit-déjeuner. Aujourd’hui, je me suis levé plus tôt que d’habitude, presque au même moment où mon épouse commençait à dormir. Je suis assis à notre bureau pour continuer l’écriture de mon Journal, avant de rejoindre le Sergent T. et le Brigadier-Chef R. au Hangar 15 dans la perspective d’un nouvel entraînement à bord de la Formula sur le plan d’eau réservée à cet effet. Nous avons rendez-vous à 8,30 AM. Cet après-midi, je profiterai de ma demi-journée de repos en compagnie de mon épouse. Elle a prévu d’aller faire des photographies sur la Côte. Cela me ravit d’avance. J’ai allumé la radio FM et baissé le volume, afin de ne pas la déranger dans son sommeil. J’appareille au vent des musiques populaires. Ma plume va selon des rythmes divers et toujours harmonieux. Je ne me sens pas écrire mais bien plutôt voguer dessus les courants des ondes radiophoniques, à titre de témoin de la mode lyrique, orchestrale ; ce que je considère d’ailleurs comme un luxe. Nous vivons une époque où la technologie a une importance majeure et constitue un cadre de confort considérable. Il est indispensable à cet égard, selon moi, de savoir vivre avec son temps. Je ne suis pas passéiste. Je me sens bien dans mon époque, chaque instant demeure un atout qui participe du vrai progrès, celui du bien-être avec soi-même, avec notre prochain. Un luxe, donc. Oui, car je bénéficie de moments à moi, des moments partagés avec mon épouse et nos enfants, qui fondent le bonheur individuel et conjugal grâce au non négligeable confort d’un appartement équipé de matériel High Tech. Un luxe enfin, qui ne peut se concevoir sans l’idée de travail, de sa pratique. Ainsi, la musique sur laquelle je vais, parcourant la page, est un agrément significatif dans la mesure où elle enrichit mes notes, ma rédaction, du gain de la joie simple. Je suis à mon Journal ce que le musicien, un pianiste par exemple, est à son chef d’orchestre. Mon Journal fixe et dirige la mesure ; je suis la mesure, scrupuleusement. Il ne dépend que de moi de me sentir bien, de m’inscrire de manière optimale dans le quotidien. En rien je ne souhaite modifier la trajectoire que le jour m’ordonne. Je tiens à saluer le jour tous les matins, quand je me lève. La veille n’autorise pas la présence du rêve, le phénomène onirique ne relève que du sommeil. Quand je me lève, j’obéis à la loi de la veille. J’obéis à la loi du sommeil lorsque je dors. Quelle heure est-il ? Je consulte la pendule de notre bureau. 7,15 AM. Dans 1 H 15, j’ai rendez-vous avec mes frères d’armes. Je dois penser à y aller, préparer ma tenue : la combinaison, le casque intégral, les chaussures de conduite GPO, à mettre dans mon sac. J’ai lavé notre linge hier soir. Avant de me coucher, j’ai fait une machine : la combi est propre. Mon épouse dort toujours dans des draps propres. Le Hangar 15 est à 20 minutes de la caserne en autobus. J’avais l’idée d’un poème tout en écrivant. Je tiens à clôturer ce moment, Cher Journal, par le poème suivant :
Nul objet, que l’or
Dont ta grâce s’orne aux nues. –
Je vogue à ses pieds.
Dimanche. 23 heures. Mon épouse est revenue avec nos enfants, pour le dîner. Elle a passé l’après-midi chez ses parents, d’abord pour les revoir, ensuite pour aller chercher nos enfants car demain, c’est la rentrée scolaire. Ils m’ont dit qu’ils s’étaient « régalés ». Ils sont heureux de revenir aussi, et de retrouver leurs camarades d’école. Mon épouse et nos enfants dorment maintenant. Je m’accorde quelques minutes, rapportant les faits de ce jour et de la veille. Hier soir, je consultai ma messagerie pour constater le bilan des tests de la veille, vendredi. Ils sont satisfaisants. Aujourd’hui, le Commandant O. assista à ma performance de l’après-midi, lors des dix premiers tours puis des 35 autres au programme de ma séance d’entraînement à bord de la Formula 500. Le Sergent T. et le Brigadier-Chef R. avaient conçu un tracé rapide, malgré la pluie et le vent Force 2. Je réussis à accomplir les dix tours en moins de 8 min, 7,44 min exactement. Ensuite, j’ai effectué mes premiers essais libres sur une distance de 35 tours x 3500 mètres, dans la perspective du Grand Prix de France. Je franchis la ligne d’arrivée en moins de 40 minutes. Le Commandant O. me félicita :
« Vous avez bien géré votre course, Jungle, ce malgré des conditions climatiques peu favorables aujourd’hui. », me dit-elle. Il est vrai que le vent et la pluie ne m’ont pas empêché de suivre ma trajectoire tout du long, y compris dans les lignes droites où j’ai quand même pu atteindre régulièrement la vitesse maximale, soit 160 MPH. Je suis resté vigilant, le regard posé tantôt sur l’anémographe, tantôt sur le compteur, l’espace d’une fraction de seconde, mais toujours fixé droit devant moi, concentré que j’étais sur le passage de telle ou telle bouée. Du reste, je me prépare psychologiquement quant à cette première manche du Championnat du Monde, en n’y pensant pas, peu tout au moins. Chaque jour me conditionne à demeurer maître de mes émotions. Chaque jour s’inscrit dans l’ordre social ; je ne vis pas pour moi uniquement, j’accomplis un service quotidien. N’étant jamais seul, j’appartiens à la société que forment mes proches, mes sœurs et frères d’armes. Je pars mardi. Ce sera un nouveau contexte. Je suis simplement satisfait de ma journée de dimanche. Je travaille pour mon bien-être dans le contexte actuel, stricto sensu. Mon Journal est, sur ce plan aussi, un support décisif parce que grâce à lui je me resitue dans l’organisation du jour et de ses vecteurs. Le jour et ses vecteurs ne sont pas dissociables des signes que je trace sur la page puisqu’ils en constituent la source et, par là même, me constituent à titre d’être pensant, écrivant. À nouveau, l’idée du poème se présente à mon esprit.
NOTRE PREMIÈRE RENCONTRE
Quelque idée me lie
À l’art de parler en vers. –
Entrez, je vous prie.
Lundi. Je bénéficie d’une journée de repos, avant mon départ pour Paris. Mon épouse et moi, nous avons accompagné nos enfants à l’école, à l’occasion de la rentrée scolaire. Ils étaient heureux de retrouver leurs camarades et leurs maîtresses respectives. La directrice de l’établissement, qui est aussi professeure, s’est avancée vers nous, comme elle le fait chaque année le dernier jour d’école avant les vacances d’été lorsque mon épouse ou moi-même allons chercher nos petits, ce pour nous dire bonjour. « Je suis sûre qu’ils passeront une année studieuse. Leurs bulletins sont excellents. », nous a-t-elle dit au moment de la sonnerie du rassemblement dans la cour de récréation. Puis, j’ai marché aux côtés de mon épouse jusqu’à son service. Elle et moi, nous avons discuté un peu dans son bureau, le temps qu’un confrère, à la tête d’un groupe d’étudiantes et d’étudiants, vienne lui demander si elle pouvait venir avec eux pour le briefing du jour. Il me salua d’abord : « Bonjour Artemus. », et s’adressa à mon épouse :
« Tu nous rejoins dans la salle de conférences ? À tout de suite. » Enfin, mon épouse me dit : « Tu repasses à 17 heures ? Nous irons chercher les enfants. » Je répondis par l’affirmative.
Il est 11 heures du matin. Après avoir lavé l’appartement et servi le chat d’une ration de Gourmet et d’eau, je me remets à l’écriture de mon Journal. Demain … Demain, je pars avec mes coéquipiers pour disputer la première manche du Championnat du Monde, le Grand Prix de France. Je m’envole avec eux à destination de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle ; départ 5 AM. Je vais découvrir ma nouvelle machine, ma nouvelle Formula. C’est un engagement grave. Il nécessite de ma part une concentration à toute épreuve. On me fait confiance, je dois répondre à cette marque de gratitude avec fermeté. La promotion de notre groupe de soldats dans l’Équipe française est une félicité et, à ce titre, je suis fier. Je pose un regard au-dehors, par la fenêtre de notre bureau. Le temps est mitigé, brumeux. Cet après-midi, il me faut préparer mes affaires et ce soir, me coucher tôt. Les mots que j’écris pour l’heure sont déterminants dans le cadre de cette période de mon existence, faite de changements somme toute nombreux. En l’espace de dix mois, j’ai vécu des moments décisifs qui m’ont permis de grandir en sagesse. J’en suis conscient. L’abnégation fonde mon comportement, l’abnégation fonde le comportement de mes sœurs et frères d’armes. Nous sommes. Encore une fois, je ne suis pas seul. Je me définis relativement à mon statut et aux valeurs dans lesquelles il s’inscrit, les valeurs de la République : la Liberté, l’Égalité, la Fraternité. Je ne crains pas les mots. Les mots, naturellement, ne tuent pas. Les mots sont formés par la raison. Les mots sont nos bougies allumées au pied de l’autel de la Raison. Je dis, en acte. Ce qui importe, c’est donc l’acte. Mon Journal est un acte. La Formula est un acte. Mon pilotage est un acte. La famille à laquelle j’appartiens est un acte. Chacun de ces quatre actes se définit comme la somme des actes réalisés en conscience. Les mots suivent, quand la Raison le décide. L’intégrité n’est pas une affaire de mots, elle est une somme d’actes accomplis au service de la raison nôtre. Je choisis conséquemment d’être à l’idée du Poème. Tel poème :
AU GRAND POÈTE CHARLES BAUDELAIRE
Le jour apparaît
Calme, à l’horizon des mers. –
Un phare nous guide.
Mardi. Ville de E. Il est 23 heures. Les mots s’organisent sur ma page selon leur formation naturelle. J’ai pris des notes sur mon carnet durant le voyage aller depuis l’aéroport de K., jusqu’à E., via la capitale française, Paris ; des mots que je rédige maintenant dans ma chambre du Grand Hôtel de E. Je devrais dire notre chambre, puisque je la partage avec le Sergent T. C’est une grande chambre qui a la dimension et le mobilier d’un T4, une suite donc. Nous avons de la place, le Sergent T. et moi. Le Grand Hôtel n’est réservé pour la semaine qu’aux membres de l’Équipe française et de trois autres écuries. C’est très nouveau pour moi. Cet établissement, entre autres hôtels de luxe de la ville de E., est situé face au Lac. Il fait bon. Je sens la douceur d’un soir de septembre tempéré. Je veux dire que l’air ici connaît quatre saisons. La douceur de septembre se révèle, dans cette ville, assez fraîche. Demain matin, nous irons courir autour du Lac, le Sergent T., le Brigadier-Chef R. et moi-même. Après-demain, commenceront les essais libres ; enfin, vendredi et samedi, ce seront les essais officiels. Dimanche, jour J. Nous ne sommes pas seuls dans la ville de E. On note, d'après le bulletin municipal, la présence sur les lieux de 15 écuries et de nombreux pays représentés par leurs équipes nationales respectives. Les stands sont montés, les gradins, la tribune des journalistes et des chaînes de télévision. J’ai pu rencontrer les agents et les techniciens de ma nouvelle écurie. À 9 PM, j’ai ratifié le contrat d’engagement pour deux ans auprès du représentant du Constructeur de la nouvelle Formula 500 ; représentant qui n’est autre que M. Le Directeur Commercial. Agents et techniciens de cette entreprise logent dans le même hôtel que nous. Le numéro de ma Formula est le 3, au vu de ma place lors des Qualifications, à l’échelle internationale. Je sais, par ailleurs, que le numéro 2 est celui de la Formula d’un pilote chinois. Quant au numéro 1, il s’agit de Hawk, qui court pour les États-Unis. Elles sont trois femmes alignées au départ de cette première manche du Championnat du Monde.
« Hawk, le Lieutenant-Colonel Hawk, est un agent expert en sécurité informatique, Lieutenant. », me dit le Sergent T., lorsque lui et moi consultions les chronos de la Qualification pendant notre voyage en avion, ajoutant : « C’est aussi un pilote hors norme, déjà championne du monde et quatre fois championne des États-Unis. » Oui, Joséphine Hawk, je le sais, part favorite. Je fais partie des challengers et c’est pour moi une source de motivation dans la perspective de réussir à faire un podium. Aucun amour-propre, je travaille pour mon équipe. Je refuse catégoriquement de m’empêtrer dans les émotions d’origine narcissique. Je ferai au mieux. Quelle heure est-il ? Bientôt minuit. Afin de ne pas réveiller le Sergent T., j’adresse un SMS à mon épouse. Il est presque 20 heures à K. Elle doit dîner avec nos enfants. « Le voyage s’est bien déroulé. E. est une belle ville. L’hôtel est magnifique, face au Lac. Je t’embrasse, mon Amour. Embrasse les petits pour moi. Art. »
Samedi. 22 heures. Nous sommes à la veille du Grand Prix. J’ai disputé les essais. Je réalise le quatrième temps. Le Sergent T. m’a rassuré : « C’est bien, Lieutenant. Faites votre course demain normalement, sans trop réfléchir. Comme vous avez l’habitude de piloter. Vous savez, c’est le Championnat du Monde ; vous êtes engagé dans le top niveau. Nous vous faisons confiance. Toute l’équipe vous fait confiance. Ne pensez qu’à la course le jour de la course. Vigilance est le maître mot. » La vigilance, le Sergent a raison. Je n’ai pas eu le temps d’écrire ces trois derniers jours. Nous étions concentrés, pratiquement H 24, sur les essais et l’objectif « Podium ». Je dois prendre mes distances vis-à-vis de moi-même, arrêter de me mettre la pression. Hawk réalise le meilleur chrono des essais officiels. Elle est exceptionnelle, au vrai. Elle domine la course de bout en bout. Je considère ce pilote comme une légende, et je ne suis pas le seul. Tous ses pairs, le cercle des spécialistes de la F1H20 : pilotes, constructeurs, ingénieurs, techniciens et journalistes, tous sont convaincus de son génie. « Elle reste indétrônable. », me confiait tout à l’heure le Brigadier-Chef R. autour d’une délicieuse omelette aux morilles et lardons, au moment du dîner. Il m’est en effet apparu que la vitesse à laquelle Hawk pousse sa Formula est adaptée à tous les circuits, toujours au « maximum optimal », une expression qui me semble juste pour qualifier l’excellence de son pilotage. Elle franchit les chicanes au-dessus de l’eau, en maintenant cette position aérienne de la machine au degré de la constante. Oui, Joséphine Hawk est une légende. Très discrète, elle se comporte en vraie professionnelle de la F1H20, n’accordant que très peu d’interviews et quand elle en accorde un, ses mots ont du poids. Ce sont les mots d’un expert. Sereine et ferme, quant à son comportement, elle inspire le respect. Pour l’avoir côtoyée lors d’une intervention de notre Unité Spéciale dans sa Cité, la Cité de Femme-Soleil, la Cité de la Femme-qui-Gouverne, qui avait subi des dommages après la tempête, je sais qu’elle est par ailleurs un soldat d’exception, au service de la Reine de sa Tribu, Sa Majesté la Reine qui, au demeurant, nous accueillit avec les honneurs, Sa Majesté la Reine qui loua les vertus de notre Régiment. Le fait de partir en quatrième position demain est plutôt rassurant pour moi, comme le dit mon instructeur, le Sergent T. Je m’en contente en effet, sans aucun complexe. J’envisage les 35 tours du Grand Prix de France avec philosophie.
« Nous verrons bien. », ai-je répondu au Sergent.
Dimanche. Jour J. Avant-veille de notre retour pour K. Je pense à mon épouse et à nos enfants. Notre retour, de mes coéquipiers, de moi-même, je ne parviens pas à le concevoir sans une place sur le podium. Du moins, en relativisant, ce serait dommage de ne pas faire en sorte de le gravir, aidé par ma bonne volonté. Il est 23 heures, ce dimanche, quand je reprends le cours de mon écriture. Je rapporte les faits tels qu’ils sont survenus. Le départ du Grand Prix est fixé à 10 AM. Nous nous levons, mes coéquipiers et moi, à 8 AM, après une bonne nuit de repos. Lorsque nous arrivons au bord du Lac, il est presque 9 AM à ma montre. Les stands sont prêts, tous les ingénieurs et techniciens restent parés à la moindre intervention. Le public est nombreux. La tribune des journalistes fonctionne comme une ruche. Les caméras de télévision sont en place. On attend le départ. Nulle impatience. 9,30 AM. J’ai revêtu ma combinaison, mon casque intégral + écouteurs. Le Brigadier-Chef R., le Sergent « homme-radio » T., occupent leurs postes respectifs dans le stand « Équipe française ». Le bateau-remorque nous mène, la Formula 500 et moi, à la quatrième place près du ponton. Je vérifie l’anémographe, le compteur et la boussole numériques. « Pace-Boat à 15 secondes, Lieutenant, s’il vous plaît. ». 9,59 AM et 45 secondes. Les Pace-Boat programment le démarrage des Mercury. Nous sommes vingt sur la ligne de départ. Nulle impatience. Je ne pense à rien. Je ne sais rien. Le Traceur de carte de mon tableau de bord affiche le parcours de 3500 mètres et ses 15 bouées. 10 secondes, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, j’embraye, 1. Le feu rouge passe au vert. J’ai débrayé. Je gagne la troisième place dès la première ligne droite de 0,4 mille en passant la Formula n°5 qui alors me précédait, celle de mon coéquipier de l’Équipe française, un pilote italien. Je tiens au moins à conserver cette place, elle signifie le podium. J’accomplis le premier tour à la troisième place. Ma vitesse atteint 160 MPH dans la même ligne droite de 0,4 mille au début du deuxième tour. Je rétrograde à l’entrée de la triple chicane de 0,4 mille, réduisant la vitesse à 100 MPH. Je passe en effleurant la surface de l’eau et double la Formula n°2, réaccélère dans la courbe de 0,2 mille pour atteindre à nouveau la vitesse maximale, puis rétrograde à 90 MPH à l’entrée du virage 180° Sud de 0,1 mille, enfin réaccélère dans la deuxième et dernière ligne droite de 0,8 mille. Ma Formula est au-dessus de l’eau ; j’ai la Formula n°1 en point de mire. Nulle impatience. Je ne pense à rien. Je me rapproche peu à peu, de tour en tour, de la première place occupée par Hawk. La Formula n°2 me suit d’assez près. Voix du Sergent T. dans mon casque : « Lieutenant, le n°2 est à 3 secondes derrière vous. Vous êtes à 2 secondes du n°1. Restent 10 tours. » Je ne pense à rien. Nulle impatience. 110 MPH. Mon compteur numérique affiche cette vitesse au moment de mon 28e passage dans la triple chicane. Voix du Sergent « homme-radio » : « Le n°1 passe à 120 MPH. Vous restez à 2 secondes derrière lui. Le numéro 2 est à 4 secondes de vous. » Au 30e tour, ma Formula passe le n°1 dans la dernière ligne droite de 0,8 mille. Voix du Sergent : « Numéro 1 est à 1 seconde de vous, très près. Chicane à 120 MPH, au moins, s’il vous plaît, Lieutenant. » J’avance grâce à ma volonté. Je ne pense à rien. Je ne sais rien. La triple chicane est devant, à 0,1 mille. Je rétrograde sensiblement et la franchis à 120 MPH. Voix du Sergent T. : « Très bien, Lieutenant. Vous laissez le numéro 1 à 2 secondes. Restent 4 tours et demi. » Je canalise toutes mes émotions. J’ignore la pointe narcissique. Je cours pour mon épouse et nos enfants. Je franchis le premier la ligne d’arrivée au terme du 35e tour. J’ai droit à une ovation du public. Je fais mon tour d’honneur devant Hawk et Yanshi. Nous sommes sur le podium ! Hawk et Yanshi sont heureux et me félicitent pour ma course. Je m’exprime devant les caméras. J’ai un léger accent espagnol mais, avec le recul, je constate que ce n’est pas choquant. Nous venons d’écouter, il y a trois heures, la radio et la télévision ; nous, soit tous les membres de l’Équipe française et moi-même. Nous sommes heureux. J’appelle mon épouse. Elle me dit : « Oui, je suis en train de regarder la télévision, Art. C’est bien. Nous sommes toutes et tous fiers, mes parents, nos enfants, moi, et fiers de toi. Je t’embrasse. À mardi, Art … Oui, moi aussi, je t’aime. » Je le sais, ce n’est que le début du Championnat du Monde. Le Sergent T., lui qui fut cinq fois champion de France dans la catégorie F4, un record, est le mieux à même de me prévenir. « Il vous reste 9 Grand Prix à courir, Lieutenant. Vous avez déjà été, comme moi, champion de France en F4. Vous savez par conséquent qu’un Championnat est une séquence d’épreuves. Mais je vous fais confiance, Lieutenant. L’Équipe ‘France’ croit en vous. »
