

PUBLICATIONS XXXVI
Récit fictionnel

JEAN-MICHEL TARTAYRE
LE JOURNAL D'ART JUNGLE
La Tribu
Récit fictionnel
Le ciel bleu. Sa lumière sur l’eau du fleuve, où je vais par des courants très peu sensibles. Tout paraît calme. Je ne perçois autour et devant moi qu’une étendue forestière qui se fond dans l’horizon d’air et d’eau. J’avance au gré du temps, parfois pluvieux, parfois – comme ce jour – plutôt ensoleillé. Je progresse au rythme des coups de rame que je réalise, trente environ à la minute, vers telle destination – un quai perdu dans la masse végétale, dont je connais les données géographiques. Je vais, sachant très bien où. Chaque quai constitue une étape de mon parcours de la journée. Ainsi, en un jour, je puis servir dix à vingt villages selon le poids des provisions, qui impacte mon avancée, soit l’avancée de mon embarcation, par conséquent tantôt rapide, tantôt lente. Le nombre de vingt n'est toutefois réalisable, en termes d'objectif quotidien, que si j'utilise le bateau à moteur, le plus souvent un hors-bord, étant donné qu'il m'est difficile de desservir plus de dix à douze tribus lorsque je charge la barque. Les habitants de ces villages ont les mêmes besoins alimentaires que nous, habitants de la cité. Ma mission est de les servir, trois à quatre jours par semaine, durant un semestre. Voici le premier quai. On m’attend.
Au moment de chaque livraison, je m’entretiens avec un groupe de personnes responsables du transport des denrées alimentaires, les débardeurs – ou porteurs. Tout groupe parle une langue qui lui est propre, la langue de la tribu à laquelle il appartient. Mon travail ne va pas sans cette pratique nécessaire, journalière, des langues. Parfois on m’invite à partager un repas, essentiellement à base de fruits, légumes, que nous cultivons aux abords de la cité, et de viande de nos bêtes d’élevage, même s’il arrive que les gens de la tribu, mes hôtes, me proposent les fruits de leurs cueillettes, la viande cuisinée, produit de leur chasse ou de leur propres élevages, ainsi des bananes, des mangues, du pécari, du daguet, de l'agneau, du mouton, du boeuf ou de la volaille rôtis à la broche. C’est un gage de gratitude de leur part que je me dois de respecter absolument. Leur accueil est d’une haute dignité dans le propos, le décorum. Femmes et hommes sont toujours souriants, heureux de me recevoir, tandis que leurs enfants rient de leur joie innocente à prendre part aux festivités, disant en chœur :
« C’est le jour des victuailles ! Célébrons un tel jour ! »
Alors nous chantons, dansons, tous, aux rythmes des tambours et des flûtes. Il m’arrive après de tels moments d’occuper l’espace vacant d’une page pour dire la poésie de mon travail, naturellement inspiré de mes sœurs et frères de la grande forêt, signes eux-mêmes de la partition que la grande forêt compose avec le grand fleuve. Et l’air et la lumière en sont le cadre rythmique.
C’est un fleuve dont le rythme est assorti aux fragrances florales, végétales. Un fleuve qui m’écrit et m’inspire tous les jours où il m’invite. Je le suis au gré de son tempo, mon regard interrogeant parfois le climat – pleuvra-t-il ou pas ? – et je prends la mesure de ma place dans ce cadre musical où le ciel a le rôle de chef d’orchestre. Mais le fleuve, grand s’il en est, demeure indissociable de la forêt et du ciel. Son tempo est donc ce point de convergence entre les rythmes de la forêt et ceux du ciel, à quoi ajoutent les fragrances sublimes. Je ne suis qu’un simple véhicule au milieu de l’étendue majestueuse, véhicule opérant le lien entre la cité et les tribus, entre autres fonctions sociales nécessaires à la conservation du cadre naturel et à son bon fonctionnement. Car la nature est un rythme jussif qui m’institua agent sur ce territoire. Je veille donc, dans l’ignorance de l’écho narcissique, à l’application des Lois, quant au respect des droits et devoirs de la personne, de la tribu, envers quiconque tenterait de s’y soustraire, ou de s’y opposer. Car nous sommes, tous, inscrits dans ce rythme, qui est simplement le rythme de la vie, de notre vie sur Terre. Et la grâce qui nous est accordé d’en être les véhicules fonde l’idée de cet immense jardin fleuri où nous sommes invités à titre de bénéficiaires majeurs. Je considère ce titre qui nous est destiné, celui d’êtres humains, et ce don du jardin nôtre – air, eau, terre – comme privilèges réels, en termes de valeur absolue.
Il m’est apparu, au cours de mes missions hebdomadaires, que je ne dois pas diminuer ma vigilance. Le paysage est une étendue d’ordre informationnel ; c’est-à-dire un ensemble de surfaces que composent les éléments, tels la terre, l’eau, le feu et l’air – et les surfaces émettent des signes non négligeables dont il m’est donné de tenir compte à titre préventif, car faune et flore manifestent leur instinct de conservation. De fait, vigilance s’entend comme constante du voyage, grâce à quoi je puis apprécier le paysage et lire sa poésie d’après le chant de l’oiseau, le murmure du clapot sur les berges, le bruissement des feuillées, l’accueil des tribus. Tout est bien, je perçois clairement les qualités vertueuses de ma fonction quand je m’accorde le temps d’écrire la synthèse de mes impressions du jour sur le mode prosodique, impressions de bonheur exclusif, soit le bonheur conçu gravement contre le moindre assaut narcissique et qui fonde ma vigilance eu égard au réalisme du paysage auquel j’appartiens, vigilance jamais ignorée, dont la lumière du ciel est le socle fondamental.
Je ne discute rien, je vais. En symbiose avec la nature, je rame. Le rythme de mon avancée sur le fleuve, se mesure aisément d’après le nombre de coups de rames que je donne dans l’eau en l’espace d’une minute, un rythme acquis par expérience, depuis mon enfance, moi-même appartenant à l’une des tribus de la grande forêt, que je sers. Ayant grandi dans un tel milieu, merveilleux s’il en est, ma culture en est puissamment imprégnée. Très tôt éduqué à la fonction majeure des sens grâce aux multiples propositions qui me furent faites de traverser des épreuves d’ordre initiatique, ce à la demande de notre Chef, j’identifie les signes dont ledit milieu me gratifie. Aujourd’hui, je perçois par exemple – transportés par la promenade des nuages – des notes très précises d’Ylang-ylang et de Kazanlik voyageant ensemble et se dirigeant au-devant de la famille des Chèvrefeuilles, dans la mouvance de laquelle je me trouve actuellement. La période prochaine de ma progression sur le fleuve m’inscrira, je le sais, dans la mouvance de la famille des Jasmins – que côtoient la Rose et le Lupin. Je me considère à juste titre, mais modestement, par la raison de mon travail hebdomadaire, soit par obligation, comme simple passant au seuil des Maisons Florales, témoin majeur de leurs rencontres, dont le soir venu je rapporte l’événement sur le mode prosodique, soutenu par l’idée que mon témoignage doit demeurer digne de l’événement ; ce qui me conduit à écrire des textes où cristallise le concept exclusif de Fragrances. Je crée donc des flacons d’absolu de parfum sur maints feuillets, que motive ma fonction sociale de passeur temporaire.
L’oubli. La mémoire des jours. Vivre l’instant demeure une condition sine qua non. J’accoste le quai d’un village. Cinq personnes m’attendent, deux femmes et trois hommes. Ils parlent une langue musicale que je connais bien pour la pratiquer moi-même dans mon écriture. Cette langue se fonde essentiellement sur une structure ancienne à l’accentuation très marquée. Nous discutons du climat après que je leur ai livré les fournitures alimentaires. On m’annonce des pluies violentes et me propose de venir me mettre à l’abri dans le village, une heure, le temps que l’averse soit passée. Leurs prévisions sont toujours exactes. J’y réponds favorablement et suis le groupe des débardeurs le long d’un sentier de jungle précis mais connu d’eux seuls. Nous nous sommes répartis le transport des vivres, 6 kg chacun, s’agissant des trois hommes et moi-même, 4 kg pour chacune des deux dames. Après cinq minutes de marche rapide depuis notre départ du quai, nous nous fondons dans la masse végétale, évoluant à la vitesse moyenne de 15 km/h. La pluie tombe, sans nous atteindre, protégés que nous sommes par d’immenses feuillages. Il demeure néanmoins fondamental d’être toujours vigilant, eu égard à la faune qu’abrite la forêt ; un jaguar, un anaconda, un fer de lance, peuvent surgir à tout moment. S’ouvre enfin devant nous l’aire habitée par la tribu. Nous passons sous l’arche de granit et empruntons un grand escalier creusé à même la pierre. Durant quarante minutes, nous rangeons les provisions dans la grand-salle de marbre puis palabrons autour du thé. On salue ma présence par des chants et des danses. L’averse s’est transformée en petite pluie.
Je ne rêve jamais les yeux ouverts. Je ne rêve que pendant le sommeil mais je ne me souviens pas d’un tel contenu sitôt levé, prêt à partir pour ma mission. Ce sont dix villages aujourd’hui que je dois desservir. Mes coups de rame demeurent mesure du temps, le temps qu’il me faut pour assurer la liaison avec chaque tribu, ou chaque groupe de débardeurs. La vigilance m’oblige, aucune distraction n’est possible. C’est cette idée qui s’impose à moi tous les jours et me rend paisible, que ce soit en mission ou bien chez moi, dans la cité. Aucune faille d’ordre psychologique n’est possible. Ni euphorie, ni mélancolie. Je tiens ma garde contre l’attaque narcissique, en d’autres termes je ne connais pas le type d’écho dont elle relève. De fait, je suis entier et en totale symbiose avec l’élément. Je ne calcule jamais, ne me calcule jamais. J’habite – nous habitons – face à la mer, dans un appartement qui nous va, mon épouse, nos enfants et moi. Et mes jours de repos, je les consacre à lire, à jouer du piano, ou à pêcher en compagnie de mon épouse et de nos enfants. Je demeure le serviteur de mon épouse et de nos enfants. Notre famille se fonde sur l’entente, absolument. Ce que j’écris là, je l’écris au retour de ma journée. Après avoir accompli la desserte, je rentre chez nous. Il est 18 h. Ma supérieure me téléphone :
« – Lieutenant Jungle ? Vous n’oubliez pas qu’après-demain, vous prenez le hors-bord. Passez assez tôt. À 7 h ? OK ? Vous avez vingt plateformes à desservir.
– À vos ordres, mon Commandant. »
Puis ma fille et mon fils me demandent de les accompagner à la mer pour faire des ricochets. Je les suis.
Lorsque j’arrive sur le port militaire de la lagune, les dockers, deux puis trois, m’aident à mettre les vivres dans la barque ou, plus rarement, dans le hors-bord. Le poids des denrées ne peut dépasser 300 kg quand je prends la barque. Le hors-bord accepte le double de poids. Aujourd’hui, il m’est ordonné de prendre le hors-bord en raison du nombre de quais – ou plateformes – plus important que d’ordinaire à desservir. Au sortir de la lagune, lorsque j’atteins le fleuve, je pousse davantage la machine et c’est comme si j’opérai un envol entre air et eau. L’embouchure où je me trouve encore laisse percevoir sur les rives de nombreux caïmans. S’il m’arrive de ralentir sensiblement, ou même de stopper les moteurs, ils peuvent vite accourir. Je vois dès lors les yeux et les dents du fleuve, songeant aussi aux bancs de piranhas. De ce fait, j’ai nommé certains endroits du fleuve « Les Mâchoires ». J’en compte sur mon parcours hebdomadaire plus d’une quinzaine. Et je sais bien que chaque mission est un enjeu humanitaire, vital, très exigeant car le fleuve demeure une structure associable à la structure forestière, dans la mesure où fleuve et forêt forment une même unité de conservation, unité que l’être humain doit préserver, ne pas polluer. J’arrive maintenant en vue de la dix-septième plateforme. Je préviens le Commandant de mon retour dans trois heures au Bureau du Port. Ce dix-septième quai est le lieu où les débardeurs sont les plus nombreux, dix hommes au total. Le poids des denrées qui leur est réservé reste le plus important, 250 kg sur la balance affiche l’étiquette du paquet. Nombre d’entre eux parlent espagnol. Nous discutons. Ils semblent ravis. Je ris avec eux. Ils savent plaisanter sainement. Ils m’invitent à prendre une collation. J’y réponds avec joie.
« Así que Señor Jungle … ¡ Eres bienvenido a casa ! »
La zone d’exercice où l’on m’affecta est d’un peu plus de 100 km2, soit l’équivalent d’une ville comme Paris. Autrement dit, ma mission de desserte concerne cinquante tribus. Quatre jours maximum par semaine suffisent. Les autres jours, qui me sont accordés pour demeurer chez moi, je les consacre, outre aux activités de lecture / écriture, de piano et de pêche, à l’entraînement physique. Une pratique nécessaire. Tous les matins de ces jours complémentaires, à six heures sonnantes je pars courir sur la plage, une à deux heures, puis je passe à la salle des sports de notre section pour m’adonner à une séance de musculation sous les conseils d’un instructeur. En fin d’après-midi, je vais chercher nos enfants à l’école et retrouve mon épouse vers 19 h, quand elle n’est pas de garde à l’hôpital. Aujourd’hui, nous sommes tous ensemble réunis à table autour d’un poulet-frites que je préparai non sans l’aide précieuse de mon épouse. On se régale. Après le dessert, nos enfants proposent d’aller marcher sur la plage, « pour écouter chanter les mouettes, et aussi jouer au cerf-volant ! » Mon épouse et moi les suivons.
Ce matin, appel d’urgence de la part du Commandant : « Lieutenant. Mission spéciale. On vous attend au port. Quinze hommes vous accompagnent. Vous avez dix minutes. » Je regarde ma montre, 5 AM. J’embrasse mon épouse en l’informant de mon absence certaine durant plusieurs jours, je m’habille, un café. Je suis au port à échéance, en dix minutes. Le Capitaine, sous les ordres de qui notre opération doit se réaliser m’informe des faits : « Le pilote chargé du vol de surveillance de cette nuit rapporte la présence d’un feu dans la forêt. Ouest-Nord-Est. Assez proche des berges du fleuve. On pense à une affaire de pillage. » Nous montons dans l’un des hors-bords réservés pour ce type de mission, très puissant. Seize hommes au total, dont deux chiens de défense muselés. Arrivés sur les lieux, le Capitaine me confie le poste de négociateur, « au cas d’une prise d’otages et afin de parler avec les personnes de la tribu, les victimes … » me précise-t-il. Six sapeurs-pompiers sont avec nous avec leur équipement, puisant déjà l’eau du fleuve. Il s’agit en effet d’un pillage. Beaucoup de denrées ont été volées. Il n’y a pas de pertes humaines. Le Chef de la tribu parle le français parfaitement et m’explique que les voleurs ont mis le feu à une case, lieu où les habitants déposent le foin et les céréales pour les bêtes ; ce avant de s’enfuir. Heureusement, l’incendie est vite résolu. En quinze minutes, les sapeurs-pompiers ont pu y mettre fin. Le périmètre du village est quadrillé par six hommes, dont les deux agents de la brigade cynophile. Quand le travail des sapeurs-pompiers se termine, le quadrillage prend aussi fin. Le Capitaine vient au-devant de moi : « Vous restez ici Lieutenant, avec quatre hommes, dont les deux soldats de la brigade cynophile. Vous avez besoin des chiens. Le temps que ça se calme. L’affaire d’une semaine. S’agissant de la bande des pilleurs, R.A.S. Mais, j’insiste, nous devons être prudents et assurer la protection de la tribu. Un autre passeur vous relaiera pendant la semaine. Dormez bien Lieutenant. » Je salue le Capitaine. Nous installons notre campement en moins de 30 minutes. Trois soldats veilleront pendant cinq heures de la nuit et deux autres assureront la relève après leur sommeil.
Ce peuple autochtone, cette tribu, au sein de laquelle je vis depuis trois jours, est très organisée. Nous sommes cinq membres du corps armé à partager leurs coutumes et leurs repas. Demain, doit arriver mon suppléant, le passeur qui me relaie durant la semaine où nous devons assurer le service de sécurité. Le Chef de la tribu et sa famille possèdent un mas sur une hauteur de la forêt. Ils y cultivent donc la vigne et produisent du vin pour les besoins strictement limités aux mariages et aux grandes occasions, ou bien à la fabrication de potions médicamenteuses, ce sont les termes du Chef, « potions médicamenteuses à base de vin, pour les trois quarts du volume, un quart s’agissant des épices et du miel » confirme-t-il. Il m’explique que ces potions sont réservées aux personnes souffrant de maux d’estomac. « Au demeurant, nous avons une grande et belle cave » conclut-il. Il m’apprend même que certains de ces vins ont presque un siècle d’âge. « C’est peut-être le vin justement que les voleurs tentaient de vous dérober, non Chef ? » Il me répond qu’ils se sont orientés vers quelque chose de plus simple à voler, « notre nourriture en l’occurrence ». Je demande pourquoi il en est aussi sûr. J’enregistre aussitôt le discours du Chef sur mon Galaxy après qu’il m’a donné son accord :
« – Pour la bonne et simple raison, me dit-il, que personne ne cherche à savoir où se trouve le mas, seules les personnes de ma famille s’y rendent.
– Mais quelqu’un aurait pu parler, non ? »
Le Chef, après un silence éloquent, me confirme que cela est impossible pour deux raisons majeures ; la première, parce que personne précisément ne connaît l’endroit, la deuxième car la langue des pillards n’est pas la leur. « Ils parlaient une langue que personne chez nous ne comprend. Sauf moi. » J’exprime alors une émotion de surprise :
« – Vous connaissez leur langue ! Vous pourriez donc les localiser géographiquement ?
– Non, me répond-il, c’est un clan nomade qui parcourt la grande forêt et quelques-uns commettent parfois des larcins.
– Comment savez-vous cela, Chef ?
– Je le sais en raison de leur langue, un argot de fait, mais surtout par ma bonne connaissance des comportements, celle de notre milieu naturel et des peuples autochtones qui résident dans notre belle et grande forêt. Nous tenons, le saviez-vous Lieutenant, un Conseil, au Premier Croissant de Lune.
– Nous ?
– L’ensemble des représentants de chaque région de notre grande forêt. Je suis l’un d’entre eux, autrement dit, un élu, Lieutenant. Je suis le Président de la Région Ouest.
– Je vois. C’est un immense honneur que vous me faites de daigner vous entretenir avec moi, Chef, étant pour ma part né ici, plus au Sud, donc dans cette même région. Sincèrement, je n’étais pas au courant d’un tel Conseil. Mais le mas, Chef ?
– Oui Lieutenant ?
– Existe-t-il vraiment ?
– Oui Lieutenant, il existe vraiment et permettez-moi de vous y conduire S’il vous plaît. »
Je ne sais ce qui se passe en moi et qui tient au respect absolu, le plus digne, à l’égard de cet homme.
Le lieu est distinct du village par sa situation géographique. Situé sur le sommet d’une petite colline, il a la structure d’un jardin fleuri dont toutes les parties sont complémentaires, en harmonie. Une maison de pierre aux volets bleus nous fait face dans la perspective d’un tel paysage. Je note, comme d’après un tableau de maître, plusieurs impressions de couleurs – relatives aux propriétés des fleurs et des végétaux cultivés par le Chef et sa famille. D’un côté, au premier plan, un champ de tulipes polychromes se présente de suite à la vue. D’un autre, au deuxième plan de la perspective, s’épanche à la lumière, un grand carré de vigne, juste devant la terrasse et le puits de la maison. La toile de fond est l’azur, sur quoi s’ouvre l’ensemble de cette structure en pente. « Nous y sommes, Lieutenant. Voulez-vous prendre un thé ? » me demande mon hôte. « Avec grand plaisir, Chef. » Je découvre, une fois entrés dans la demeure, toute l’étendue du domaine, car au-delà de ce que je découvris dès l’abord, sur l’autre versant de la colline donc, sont les plantations de coton, de thé et de café.
« – Voyez Lieutenant, je n’oblige personne à venir travailler ici, en réalité. Mon épouse, mes enfants, peuvent m’aider, quand ils le souhaitent. J’ai voulu, il y a longtemps, servir dignement mes sœurs et frères de la tribu. Je travaille seul. D’autres personnes de notre village, ont fait de même. Elles, ils, ont construit leur propre domaine d’élevage, de culture céréalière ou fruitière. Et chacune, chacun, assure ainsi sa fonction sociale dans le cadre de notre tribu. Ce qui explique l’étendue croissante de la superficie de notre lieu de vie. Néanmoins, votre programme d’aide actuel reste très précieux, Lieutenant. Vous le savez aussi bien que moi, la zone où vous oeuvrez connaît une période difficile après la tempête qui a sévi il y a plus de 3 mois maintenant. Je pense aux enfants, aux femmes et aux personnes âgées.
– Oui, Chef. Je comprends. Et ce concept de mas ?
– Un de mes fils vit dans le Sud-Ouest, en France, votre nation, Lieutenant. Il passe nous voir quelquefois quand son emploi du temps le lui permet. Il est ingénieur, dans la Police Scientifique. Un jour, il me montra la photographie d’un mas. J’avais construit un mas sans connaître exactement le nom.
– C’est pour moi un honneur que de vous rencontrer, Chef. Sincèrement.
– Votre sentiment est partagé. Je connais votre travail Lieutenant. Nous n’avions, avant cet incident, jamais eu l’occasion de nous voir, en effet. Néanmoins, je puis vous dire que nos débardeurs sont élogieux à votre égard. Ils vous nomment O Fiador, ce qui se traduit en langue française, vous le savez …
– Le Garant.
– Oui Lieutenant. Vous êtes le garant de la bonne marche des choses dans notre société. »
Nous revenons vers le village. Je pense à de telles paroles, ému jusqu’aux larmes.
C’est le jour de mon suppléant. Il doit venir sur la plateforme du village dans moins d’une demi-heure. Il me tient informé par walkie-talkie. Depuis que nous sommes dans la tribu au titre du détachement afin d’y assurer la sécurité, tout est calme. Aucun incident. S’agissant de la nourriture, la quantité est demeurée suffisante. Par ailleurs, le puits de la place centrale du village permet de nous approvisionner en eau potable. Nous y remplissons nos jerricanes. Nous pouvons faire notre toilette quotidienne aux bains-douches et laver notre linge dans la laverie automatique, deux établissements sis également au centre de la localité. Un bien fondamental. Nous partons à cinq pour aller au-devant du passeur. Il accoste le quai avec le hors-bord de charge, quelques minutes après que nous sommes arrivés, sans embûche.
« 100 kg, mon Lieutenant. Mesure exceptionnelle », me dit-il. Nous nous répartissons le poids dans nos sacs sous le rapport de 60 / 40, soit les trois premiers débardeurs ouvrent la voie en direction du village, nous sommes deux à fermer la marche, en l’occurrence l’agent féminin de la brigade canine et moi-même. Chacun, d’entre nous cinq, porte donc 20 kg. R.A.S. Le chien de défense n'a pas grogné sur le chemin. Je saluai au préalable notre passeur, mon suppléant :
« – Merci Sergent. À la semaine prochaine. Bonne journée.
– Merci mon Lieutenant. Bonne journée. »
Le Chef de tribu prend la parole au milieu de la place centrale du village, annonce enfin à tous les habitants du village, à notre groupe d’intervention, qu’une grande table de réception va être dressées ce soir. « Nous nous trouvons tous, frères et sœurs, vous ne l’ignorez pas, à la veille de la nouvelle lune. » Puis s’adressant à mes collègues et moi-même : « Vous êtes les bienvenus Madame et Messieurs et je vous prie de bien vouloir vous asseoir à notre table. C’est là la reconnaissance que notre tribu doit, pour le moins, vous témoigner. » Plus de deux cents couverts sont également annoncés. Enfin, le Chef me fait l’honneur de venir à ma rencontre et me demande si je veux bien l’accompagner au mas pour l’aider à choisir et à transporter « maints grands crus, Lieutenant … s’il vous plaît. »
Le soir est venu, les festivités débutent un peu avant le coucher du Soleil. Cinq très grandes tables, alignées les unes derrière les autres près du totem en bois peint représentant un aigle, sont servies. Le Chef prononce le discours préliminaire dans la langue tribale en nous remerciant, mes collègues et moi. Nombreux applaudissements. « Et maintenant, dit-il en langue française, pour faire honneur à notre groupe d’intervention, prenez je vous prie les mets qui vous sont servis. Ce sont les produits de nos fermes préparés pour toutes et tous. » Au demeurant, c’est un délice. Les femmes et les hommes du village ont passé la journée à préparer les légumes, les viandes et les sauces. Les grands crus du Chef sont appréciés par les amateurs. Les enfants et les nombreux pratiquants boivent de l’eau ou du jus de fruits, à titre exclusif. Au moment du dessert, où nous sont proposés du mamia et une salade à base de fruits récoltés dans les magnifiques vergers de la tribu, le Chef décide d’entonner un chant et donne le la. Il nous met tous au diapason et nous reprenons en chœur le refrain. Le chant, que j’enregistre sur mon smartphone, avec son autorisation, est celui-ci :
Notre Terre est le réceptacle du Bien,
Elle nous procure la joie
De vivre et d’être ensemble
Selon le concept de Fraternité.
Chantons, chantons, frères et sœurs,
La danse du Soleil et de la Lune,
La Nef étoilée et la Terre bienfaitrice ;
Chantons la beauté du monde,
Chantons l’eau et la forêt.
La vie est belle, nous honore
Grâce à sa lumière,
Grâce à la parole qu’elle nous donne ;
Soyons respectueux et dignes de sa générosité.
Chantons, chantons, frères et sœurs,
La danse du Soleil et de la Lune,
La Nef étoilée et la Terre bienfaitrice ;
Chantons la beauté du monde,
Chantons l’eau et la forêt.
Notre Terre est le royaume des sens
Car elle sert l’esprit du Beau et du Bien,
Elle est cet écrin dans l’espace
Où demeurent, sublimes, les gemmes et les fragrances.
Chantons, chantons, frères et sœurs,
La danse du Soleil et de la Lune,
La Nef étoilée et la Terre bienfaitrice ;
Chantons la beauté du monde,
Chantons l’eau et la forêt.
Sachons, frères et sœurs, cueillir l’instant de la Terre,
Cet instant où les montagnes, les mers et les forêts,
Cet instant où Faune et Flore, tous ensemble,
Avec l’air dialoguent de l’idée du bien-être,
Transmuant Notre Existence en État de Sagesse.
Chantons, chantons, frères et sœurs,
La danse du Soleil et de la Lune,
La Nef étoilée et la Terre bienfaitrice ;
Chantons la beauté du monde,
Chantons l’eau et la forêt.
Oui, nous chantons et dansons au rythme des tambours, des flûtes et des guitares. Hommes, femmes, de tous âges, enfants, chantent et dansent. Du feuillage et des fleurs très nombreuses, notamment la glycine, le chèvrefeuille, la rose, l’ylang-ylang et le jasmin, en forme de tonnelle géante, sous quoi nous nous tenons ; de cet ornement naturel émane des notes d’absolu de parfum qui s’harmonisent aux notes musicales.
Dès qu’une personne tombe malade où se blesse dans une tribu, quand l’homme-médecine ne peut arriver à guérir, mon service temporaire consiste à l’accompagner à l’hôpital. Parfois cela arrive. En cas d’urgence, l’équipe de secours, sapeurs-pompiers ou médecins urgentistes, monte à bord du bateau que je pilote et peut intervenir sur place. Ce matin par exemple, lendemain des festivités, une personne de la tribu est prise d’étourdissements. Mais le collègue médecin de notre groupe « Mission spéciale » a pu résoudre ce problème heureusement. « Un simple malaise, rien de plus. Je lui ai donné ce qu’il fallait. Il doit toutefois rester allongé maintenant, le temps que le médicament agisse. Qu’il se repose et boive de l’eau ou du jus de fruits. » Le Chef, qui comprend notre langue et la parle sans le moindre accent, demande alors à l’officier :
« – Docteur, vous pensez que la cause est notre repas d’hier soir ?
– Très probablement. Un excès de queues de langouste ou de bœuf bourguignon que, par ailleurs, j’ai fort appréciés. De surcroît, pour peu qu’il ait agrémenté ces trésors culinaires de plusieurs verres de vos grands crus, Chardonnay, Nuits-Saint-Georges ou Château Mouton Rothschild, en l’occurrence proposés, le malaise s’explique, Chef. À propos, d’où tenez-vous ces vins ? Au vrai, joyaux de la gastronomie française …
– Mon fils, Docteur, vit en France et m’offre souvent, lorsqu’il vient nous rendre visite, un grand cru.
– Je comprends Chef. Donc, ne vous inquiétez pas pour ce jeune homme adulte. Dans une heure, il est sur pied. »
C’est le jour du Conseil. Le Chef me confie que cette nuit, il participera à cette réunion mensuelle en tant qu’élu d’une grande région de la forêt. Puis j’enregistre sur mon Galaxy le discours suivant, son discours, au titre d’un nouvel interview qu’il daigne m’accorder. « Je pars ce soir avec une délégation à bord d’un autocar. Vous le savez, Lieutenant, c’est aujourd’hui la nuit de la nouvelle lune, la nuit où l’ensemble des présidents de régions se réunit pour débattre autour des projets politiques, économiques et sociaux relatifs à l’amélioration des conditions de vie des tribus nombreuses que compte notre forêt. Trois des axes majeurs à l’ordre du jour sont d’abord, la préservation de notre écosystème naturel et de sa biodiversité, axe prioritaire s’il en est et qui se définit toujours comme l’enjeu principal de nos réunions ; ensuite, le projet de construction d’une station de traitement d’eau potable demandé par une des tribus du nord ; enfin, le projet de construction d’un Resort Hotel demandé par une tribu du sud-est. De nombreux représentants de votre nation, mais aussi, bien évidemment, de la nation à laquelle nous appartenons et de la plupart des nations qui nous soutiennent, sont présents. La tribu, ce peuple qui m’a élu, dont une petite partie habite le village où je vous reçois, est constituée de familles d’origines différentes. Il y a longtemps, ces familles sont arrivées en provenance de tous les horizons de la Terre puis se sont réparties dans diverses zones et installées. Chaque peuple a établi des lois très strictes établissant les règles des bons comportements sociaux, ce que l’on définit par les termes de lois éthiques. Nous pratiquons de nombreux arts depuis l’Origine et, entre tribus, nous montons par exemple des spectacles, des expositions ; nous organisons des compétitions sportives de haut niveau. Nous avons des musées qui découvrent nos anciennes villes, les immenses cités dont nos ancêtres sont les auteurs, les penseurs. Ces musées présentent aussi les écritures anciennes. Lieutenant, si vous le souhaitez, vous pouvez à cet égard vous rendre à la bibliothèque du village pour le constater, car je sais que vous parlez de nombreuses langues et que vous êtes linguiste. De nos jours, vous le savez aussi bien que moi, la forêt s’est modernisée. Tous les foyers, grâce au concours des représentantes et représentants de plusieurs gouvernements, dont le vôtre, Lieutenant, possèdent des télévisions, des radios, des réfrigérateurs, des stations d’épuration, des stations de traitement d’eau potable, des cuisines et des salles de bain high-techs. Nos cases servent de hangar. Certaines familles possèdent même des villas high-techs. C’est notamment le cas de mon fils et de sa famille, qui a sa résidence secondaire au nord, en front de mer. Nos conditions de sécurité et d’hygiène sont optimales. Certains ont des P.C. et Internet. Nos bureaux sont tous équipés de P.C. et d’Internet. Vous traitez avec nos agents des Forces de l’Ordre, je ne vous cache rien en l’occurrence. Vous-même, Lieutenant, et vos hommes, alimentez nos épiceries, nos marchés. Vous nous donnez les moyens de cultiver nos terres, de constituer les cheptels, de manger à notre faim quand l’argent manque. Nous sommes heureux de nous situer dans cet état d’adaptation et d’autosuffisance. Ma montre affiche la cinquième heure de l’après-midi, l’autocar vient me chercher avec la délégation de la tribu. Je vous reverrai dimanche, avant votre départ. Je tiens, encore une fois, à saluer votre mission de détachement. »
Dimanche. Fin du détachement pour notre groupe d’intervention. Nous faisons nos bagages. Le Capitaine me contacte et me demande l’état de la situation. « R.A.S. mon Capitaine, l’opération s’est bien déroulée. » Mon supérieur m’annonce que la navette hors-bord accostera à 19 h. Le Chef de la tribu, durant le déjeuner, nous fait partager son sentiment sur notre action qui, dit-il, « a rassuré tous les habitants. » Au moment du thé, il m’avoue même qu’il a mentionné le pragmatisme et la qualité honorable de l’opération, lors du Conseil. « Je m’en remets, dit-il enfin, à l’espérance de vous revoir bientôt, Lieutenant. J’ai pu partager avec vous et les membres de votre unité spéciale des heures et des jours rassurants. Votre présence était nécessaire pour que le village retrouve son quotidien ordinaire, simple. Au nom de notre peuple et des habitants du village, je vous remercie vous et votre groupe. J’espère aussi que nous vous avons bien accueillis. » Je salue le Chef en lui confiant que lui et tous les habitants se sont comportés en hôtes, soit des femmes et des hommes véritablement honnêtes. À l’heure dite, 7 PM, le Capitaine et ses hommes sont sur la plateforme. Nous rentrons.
