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PUBLICATIONS XIV

Conte

Club de jazz

UN FRONT DE MER

Conte

          La baie vitrée éclairait la salle du restaurant aux couleurs de l’océan en hiver. La lumière, d’une intensité agréable, occupait tout l’espace. La rigueur vestimentaire exigée par le decorum, la tenue dans son ensemble que chacun manifestait, imposaient la bienséance, le respect de soi, des lieux. On se sentait comme ailleurs, dépaysé tant par le cadre naturel que par la structure architecturale de la ville. En outre, le restaurant est un endroit qui invite à la discipline du goût et au partage modéré des émotions. Le plus souvent on n’entend pas ce que les gens se disent ou on évite, par politesse. La salle ici inspirait l’élégance et la discrétion. Elle était spacieuse ; ce n’était pas qu’une impression due à sa superficie mais surtout au fait que l’on se trouvait face à l’océan. La baie vitrée semblait augmenter ses dimensions grâce à cette ouverture sur l’extérieur. On voyait la grande plage, puis la ligne d’horizon inscrite dans une perspective qui rapprochait l’eau et le ciel sous la forme d’un dôme immense autour duquel s’épanchaient de multiples variations chromatiques à dominante gris bleu. Ils avaient commandé un plateau de fruits de mer et un vin local approprié. C’était un jour extraordinaire ; d’abord parce qu’on était en front de mer, ensuite on se retrouvait autour d’une table luxueuse ; enfin, il la revoyait et cette idée suffisait pour lui rendre la vie belle, l’enthousiasme.

          Du reste, il ne savait trop à quoi s’en tenir quant aux mots à dire au début. Elle l’avait appelé la veille. Il avait hésité à l’écoute du prénom et puis elle lui revint en mémoire, cette amie, lointaine dans ses souvenirs maintenant. Elle avait été son amour d’adolescence. La conversation s’était prolongée au téléphone ; elle lui parlait des poèmes qu’il lui écrivait alors, de ce qu’elle faisait aujourd’hui, de ses enfants. De son côté, il avait gardé les lettres et poèmes qu’elle lui adressait aussi, les photographies de classe. Il vivait seul, aimait son métier, prenait le temps comme il venait, écoutant de la musique ou lisant à ses heures. Ce restaurant fut donc le lieu de leur première rencontre depuis plusieurs années ; il ne savait pas bien, peut-être dix ou quinze ans de cela. Elle n’avait pas changé ; ses yeux verts en amande, sa chevelure massive aux reflets d’or, son sourire, sa stature sculpturale en imposaient. Il fut intimidé. Quoiqu’il se sentît toujours le même, le regard qu’elle posa sur lui, l’obligea à prendre la mesure de l’événement. Il recula d’un pas tant elle lui inspirait la gravité. Elle avait cette beauté indiscutable dont le rayonnement force le respect. C’était une dame qui brillait par son charisme. Chacun de ses mots résonnait comme une note de musique. Ils prirent place à une table sise contre la baie vitrée. On parla d’autrefois, d’aujourd’hui. Quand vint le moment du dessert, ils commandèrent le même mets, des glaces viennoises. Son visage se fondait dans le tempo des paroles qu’ils échangeaient ; il était harmonieux et l’attirait tel l’aimant. Il n’aurait pu exprimer à ce moment précis où il la regardait ce qui se passait en lui. Il la contemplait et s’abstenait du moindre jugement. Il allait au-devant d’elle à chaque instant de la rencontre, n’imaginant rien, ne pensant à rien, mais se laissant en tout envahir par sa présence, tandis que la mer à l’extérieur le confortait dans l’idée qu’il figurait un grain de sable au pied d’une statue de marbre immense tournée vers l’horizon.

      La rythmique opérée à travers la sourdine d’une trompette vint surprendre cette période de suspens. La personne qui tenait le bar du restaurant avait jugé bon de proposer à la clientèle la lecture d’un album de jazz célèbre. Une période en complétait une autre. Elle eut le désir de danser. Ils se levèrent entre autres clients et l’on dansa. La barmaid avait allumé les lampions des guirlandes décorant la salle. Au rythme des lumières polychromes s’ajoutait le rythme acoustique des mélodies qui se succédaient. Au-dehors, le jour perdait de son intensité, adoptant déjà les nuances des fins d’après-midis bleu marine éclairées parfois de notes turquoise. Dans la salle, d’autres chromatismes occupaient les volumes, les silhouettes. Plusieurs mesures se côtoyaient qui tantôt fusionnaient, tantôt se différenciaient, soutenant la joie des corps en mouvement. On dansait, oui, on dansait selon l’esprit de la fête, des rires amoureux de l’existence, des étreintes toujours réitérées. On dansait et on s’aimait. Il la sentait tout contre, battant la mesure de ses pas qu’il s’évertuait à suivre, difficilement ; elle le guidait, la tête posée sur son épaule. Sa chevelure l’enivrait des parfums, des essences, qu’elle portait. Il avait fermé les yeux. Tous ses sens au comble de l’énergie qu’elle lui véhiculait, il se concentra sur la rythmique avec bonheur.

          Le morceau de musique sur lequel on dansait en l’occurrence se fondait sur des mouvements en rotation qui se répétaient à des vitesses différentes, du moderato à l’allegro. De temps à autre une note perçait, plus aiguë que l’ensemble, et il s’aperçut que sa fréquence demeurait régulière, ponctuant le terme d’un mouvement, en relançant un nouveau sur le mode du contretemps, parfois précédée d’un silence. Puis le nouveau cycle reprenait, plus lent ou au contraire plus rapide. Il s’agissait d’un sextet. On distinguait très clairement cinq instruments, à savoir : une batterie, un piano, une contrebasse, un saxophone, une trompette. Mais aux percussions, aux cordes et aux cuivres s’ajoutait la voix qui faisait du groupe une réalisation orchestrale animant des textes de chanson. C’était la voix d’une artiste illustre qui chantait les mots selon la mesure adéquate, des mots transmués en notes de fait, s’harmonisant aux autres, au sein d’une structure qui, outre les luminaires, conférait à la salle du restaurant une dimension aérienne, pour ne pas dire céleste. On se sentait oiseau, léger, en apesanteur, voguant ou volant dans une atmosphère idéale. – Il neige, lui dit-elle. Il tourna son visage posé dessus son épaule et regarda dehors. Il neigeait à gros flocons. Cette vue contrastait avec celle qu’offraient les gens, les couples dansant autour d’eux. A fortiori, on s’y sentait bien dans cette salle. ; il lui sembla que le temps s’était arrêté là, dès l’instant où il eut posé son visage sur son épaule, perdu dans sa chevelure comme sous les embruns d’un océan de fragrances.

           – Je n’ai pas vu passer le temps, lui répondit-il, quand elle lui fit part de l’heure. Il était presque minuit. La sourdine de la trompette proposait une danse lente reprise, au moment où tout semblait présager d’une constante modérée, par l’éclat soudain des phrases du saxophone. L’océan balançait au-dehors, sous la neige ; on voyait les vagues phosphorescentes plus nombreuses, plus grandes, dans la lumière des réverbères longeant la plage. Elles apparaissaient par transparence au-delà du rideau de neige qui s’était progressivement formé sous l’effet d’une précipitation accrue au fil de la soirée. Le sax ténor reprenait de plus belle autour du leitmotiv suggéré par la trompette en sourdine. On disait oui à la vie, on disait non à la morosité. Puis, – C’est un rock ! lui dit-elle. Sa remarque l’éveilla au nouveau morceau que la barmaid avait lancé. Une composition nouvelle dont il ne s’était pas rendu compte de suite, pris qu’il était par le tempo du jazz précédent. Elle le mena, le fit bouger, avec une rare maîtrise des gestes. Ils s’enroulèrent tous deux dans ce nouvel ordre harmonique. Partout on se soulevait, on se croisait, se décroisait. La salle étincelait. Entre ombre et lumière, c’était une scène de bonheur en mouvement, de regards échangés, de notes. Elle souriait. Elle était au premier plan. Elle lui avait téléphoné. Et il lui devait cette reconnaissance grande qu’elle manifestait à son égard. Cette renaissance qui les instituait l’un face à l’autre comme un seul être.

         Les percussions accompagnaient une guitare électrique à la manière d’un socle contre lequel les notes que les cordes lançaient rebondiraient ou viendraient se poser selon des rythmes divers. Cette orchestration était dominée par la voix du chanteur qui se modulait en fonction des accords, occasionnant une danse énergique à laquelle tous se prêtaient, sans exception. Il ne réfléchissait pas, il s’adaptait aux mouvements qu’elle impulsait, suivant ses pas, l’action de ses bras, en symbiose. La salle devint à ses yeux le lieu d’une écriture collective, un livre assorti d’enluminures. Et tous deux participaient d’une sémiotique du temps et de la saison d’hiver, celle de la rencontre renouvelée avec soi, avec les autres, durant la période des fêtes. Une sémiotique de la reconnaissance, de la joie partagée.

         Ils allèrent s’assoir à leur table, commandèrent du champagne. La musique animait la salle mais différemment. Elle leur donna l’impression d’être plus lointaine tel un fond harmonieux qui servait leur rencontre plus discrètement. – Ce champagne est bon. Elle apportait une nouvelle mesure ; elle avait dit ces mots au cours d’un nouveau face à face qui prenait ses distances avec la scène où l’on dansait. Ce fut une nouvelle mesure, une scène nouvelle. Il la regardait comme on regarde le portrait d’un maître. Elle lui apparaissait maintenant dans la majesté d’une déesse protectrice venue du lointain horizon des mers. Elle se tenait au-dessus des souvenirs, figurant l’allégorie du Rappel à l’ordre de la Justice ou de la Prise de Conscience d’un instant nécessaire que le Bonheur désignait Instance. Elle était là et cette apparition avait été d’abord présence, rendez-vous ; au demeurant, cette présence cristallisait par la magie de l’amour. – C’est tout blanc dehors. Regarde.

 

        Les réverbères éclairaient désormais une masse blanche très volumineuse qu’alimentait la pluie des flocons non moins massive. C’était beau. C’était la fin de l’année, envisageable comme un recommencement harmonieux dans sa vie. Une vie à deux, une vie avec elle. Pour elle.

             Au terme de la matinée, le personnel du restaurant réorganisait et nettoyait la salle. On pouvait voir au-dehors le paysage d’un océan sous la neige ; tout était blanc, la plage était déjà recouverte par plusieurs centimètres d’épaisseur. Il continuait de neiger et, dans l’espace laissé vacant par le fait du départ de la clientèle, la lumière du jour très claire donnait une impression de vide. On changeait les nappes en papier. Sur l’une des tables près de laquelle la jeune femme s’approcha, elle remarqua une trace écrite au stylo bleu. C’était fait à l’un des angles de la nappe. Elle hésita avant de la jeter puis lut ceci :

         « Elle le regardait par-delà les âges,

Des chemins perdus dans les brumes du temps,

Dans ce face-à-face que leurs deux visages

Sublimèrent en un rendez-vous hors champ ;

Une écriture des émotions très sages

Ou contenues sous l’effet du contretemps

Que des airs splendides venus d’autres plages

Proposaient – et sur quoi on dansa longtemps.

Ils s’aimèrent au sein d’un haut lieu du goût,

Appréciant les mets et les vins suggérés,

Des bords de mer la très savoureuse offrande. –

Un cadre lumineux, convivial en tout,

Où les mots furent en notes transmués

Par la grâce que l’occurrence demande. »

 

 

Jean-Michel TARTAYRE

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