

PUBLICATIONS LXIII
Récit fictionnel

JEAN-MICHEL TARTAYRE
UNE ENQUÊTE D’ART JUNGLE
L’Inconnue
Récit fictionnel
« – Bien, Jungle. Je reprends. Il est nécessaire que vous meniez cette enquête. Excusez-moi, mais oui, vous devrez reporter votre départ en vacances. Attendre une semaine, avant vos quinze jours annuels, c’est possible, non ? Le temps de résoudre l’affaire qui, je le répète, ne peut se faire sans vous. C’est au moins un gage de gratitude que j’exprime à votre égard.
– Mais, mon Commandant …
– Écoutez, Jungle, nous venons déjà d’en parler ; s’il vous plaît ! Vous êtes l’un des rares soldats de notre Régiment à posséder autant de permis. Je lis, parmi vos États de Service, que vous êtes détenteur du permis A Moto, du permis C Poids Lourds et des quatre permis Bateau. La Douane vous sollicite pour ce cas, il est vrai, difficile. Vous serez donc aux commandes de la vedette des Garde-Côtes. Vous êtes vous-même inscrit au rang, prestigieux s’il en est, des Coasties. N’hésitez pas, non.
– Tout est-il avéré ?
– Nous avons les informations, Jungle. Le plan que les suspects ont mis en place a filtré, grâce à nos radars. Trois d’entre eux ont un casier long comme le bras.
– Quant au quatrième suspect ?
– Personne ne la connaît. Nous savons que c’est une femme, puisque les photographies de nos enquêteurs le prouvent, mais c’est tout. Aucun casier. Inconnue de nos Services.
– Vous me dites, Commandant, que l’échange a lieu dans 48 heures …
– Exactement. C’est le délai annoncé au cours de leur conversation téléphonique.
– L’île des Alizés …
– C’est cela même, Lieutenant Jungle. Et, je vous le répète, le décryptage de nos Services rend compte de 20 kg d’héroïne.
– Transportés sur un hors-bord, depuis la Côte. C’est ce que vous m’avez dit, mon Commandant.
– Affirmatif. Nous connaissons le lieu de chargement et d’appareillage. Voyez sur la carte …
– C’est à cinq kilomètres au nord du Chant de l’Embouchure.
– Prenez vos dispositions, Lieutenant, pour la filature.
– Le Capitaine B. …
– Oui, il est prévenu. Je vous revois demain matin, à 8 heures, ici même, dans mon bureau. Le Capitaine B. sera là. Tenez, de la lecture. C’est la copie du dossier. Bonne soirée, Lieutenant Jungle. »
Il est 6 PM quand j’amarre mon bateau au débarcadère de M., mon village. Je rentre chez moi avec l’idée du report de ma date de congés mais sans amertume aucune. L’important est de contrer la menace de cet échange de contrebande qui doit avoir lieu après-demain. Le dossier de l’affaire, que je viens de poser et d’ouvrir sur ma table de bureau, découvre de nombreux détails relatifs aux circonstances dudit échange. Les Renseignements ont fourni un travail remarquable : nous avons le lieu de la rencontre, la date et même l’heure. J’apprends aussi, à cet égard, que l’inconnue de la bande, cette femme dont on ignore tout, est à l’origine d’une information capitale pour nos Services, celle de l’heure du départ précisément, qui correspond à l’heure du chargement de la came et de l’appareillage du hors-bord suspect vers l’île des Alizés. La source originale avant décryptage est, je lis : Nous partons dans deux jours, Maman, avec mes ami(e)s … Oui, ne t’inquiète pas, j’ai pris ce qu’il fallait en cas de mauvais temps. Je suis couverte. La navette démarre à 19 heures … Oui, je t’embrasse moi aussi. À très bientôt. Les informations sont claires. Le hors-bord suspect démarre à 19 heures. La personne à qui elle s’adresse est un habitant de l’île des Alizés. Les renseignements que nous avons sur lui sont nombreux : c’est en bref un dealer à la solde d’un cartel qui sévit sur notre région depuis déjà quelques années ; je dirais cinq à six ans, et dont j’ai participé à l’interpellation de plusieurs membres. Ces notes que j’écris sur mon carnet me servent de points de repère dans la réflexion que nous nous devons d’entretenir, mes coéquipiers et moi, au cours de chaque enquête. Je mets un point d’interrogation, ?, devant le quatrième suspect, cette femme qui fut prise en photo par le Sergent T. tandis qu’elle regagnait son appartement du quartier des Embellies, plus au nord que le quartier de L’Oiseau-Lyre. Le quartier des Embellies se situe après l’embouchure. On peut s’y rendre à moto ou en voiture en passant sur le pont dit « De l’Embouchure ». Le départ pour l’île des Alizés aura lieu à 5 km de là, sur la plage des Dunes d’Or, d’où appareille le ferry à destination de l’archipel Fierté de l’Océan, dont fait partie l’île des Alizés. Je pose maintenant mon stylo et sors dîner au village, dans le restaurant étoilé du Chef L. Au menu ce soir : Daube de sanglier au vin Corse et soupe de fruits. J’y vais. Je me régale déjà.
21 heures 10 s’affichent à l’horloge de mon séjour quand je reviens du Restaurant « Trésors culinaires » du Chef L. Je me propose de regarder un classique et passe le DVD de La Fureur de vivre, de Nicholas Ray. James Dean, dans ce chef-d’œuvre, comme le confirme la Critique, est consacré au rang de Mythe du 7e Art. Chaque séquence est à considérer comme un tableau de maître. Puis, au moment d’aller me coucher, je pose mon regard sur la Montagne-qui-parle. Elle est éclairée par le croissant de Lune et s’orne d’un voile bleu diamantin. C’est sublime à voir. Au-delà, je peux identifier les constellations qui la protègent et font sur son sommet comme une couronne au plus haut point considérable. Je crains sincèrement Dieu et cette vision m’oblige chaque jour et chaque nuit.
À 6 AM, mon réveil-radio se déclenche. Je me lève, prends un café, nettoie sol et meubles, me douche et ferme la porte de ma demeure à clé. Le jardin propose ses fragrances de tilleul et de fleurs d’oranger associées à maints endroits de l’air à celles du jasmin. Mon jardin est un absolu de parfum. Je quitte le débarcadère de M. à 7, 30 AM.
À 8 AM, je me présente sur le seuil du bureau du Commandant O. Le Capitaine B. me succède de 5 minutes.
« Asseyez-vous, Messieurs. Voilà, il reste moins de quarante-huit heures ce jour. Je vous invite à prendre connaissance des lieux du délit à venir. Départ dans une heure pour l’île des Alizés et filature du dealer. Il s’agit d’observer ses allées et venues. J’ai pris contact avec les garde-côtes. La Brigade vous attend. »
Nous quittons le Port de K. à bord de la navette super puissante de la Brigade des Coasties. Il est 9, 15 AM. On m’a confié les commandes. À mes côtés se trouvent le Commandant Y., Chef de la Brigade, et le Capitaine B. Nous amarrons sur l’île des Alizés à 9, 40 AM.
« – 25 minutes. C’est un très bon temps, Lieutenant Jungle, me dit le Commandant Y.
– Je vous remercie, mon Commandant.
– Bien. Je vous propose maintenant de prendre le volant de la M8 banalisée, mise à notre disposition pour la filature. La villa du dealer se trouve ici, voyez sur la carte.
– C’est sur les hauteurs de l’île.
– Affirmatif. Le Capitaine B., le Major P. et moi-même montons avec vous à bord de la M8. Les trois autres membres de l’équipage restent au port, prêts à intervenir, au cas où.
– Très bien, mon Commandant.
– J’en profite, Jungle, pour vous donner le nom de notre opération. Elle commence aujourd’hui et doit se clôturer au mieux demain soir, autour de 21 heures. Il s’agit de l’Opération Dauphins Fantômes. C’est entendu ?
– Entendu, mon Commandant.
– J’en informe le Capitaine B. et nous pouvons y aller. »
La M8 est une BMW bien adaptée à la course de côte. Nous partons de l’Hôtel de Police et arrivons aux abords de la villa du dealer à 10 AM. Je mets le frein à main dans la rue en pente, à l’ombre d’un cocotier. Le point de vue est magnifique d’ici. Nous dominons le versant Est de l’île. L’océan est bleu turquoise et se confond avec le ciel, jusqu’à l’horizon. Le concept d’infini s’entend avec beaucoup de clarté à voir ce paysage de Paradis. Nous discutons, le Commandant, le Capitaine, le Major et moi, ce jusqu’à l’heure du déjeuner.
« – Il n’est pas sorti, remarque le Commandant Y. Messieurs, je vous suggère donc de descendre au port pour aller nous restaurer.
– Je suis tout à fait d’accord, répond le Capitaine B. »
À Midi 30, nous nous attablons à la terrasse du restaurant « Saveurs de l’île ». Nous commandons le menu du jour : Turbo au beurre blanc suivi d’une tranche d’ananas à la chantilly. Nous ajoutons le café. Chacun paye sa part. Nous remontons à bord de la M8. À 2 PM, j’ai garé la voiture dans la rue en pente. Il nous faut patienter deux heures avant qu’un autre véhicule se gare à une centaine de mètres derrière nous et qu’en sorte une personne.
« – C’est elle, mon Commandant, dis-je
– Je vois, jungle. »
Le Commandant Y. exige le silence absolu : « On ne parle pas, Messieurs. »
L’inconnue s’entretient avec le résident de la villa, d’abord sur le seuil du portail puis à l’intérieur et ce, durant une demi-heure. La femme suspecte salue le dealer puis sort de la villa. Il est 16 H 40 à ma montre.
« – On a la confirmation, Messieurs, dit le Capitaine B.
– Tout à fait, Capitaine, répond le Commandant Y. »
À 17 heures, je gare la M8 sur le parking de l’Hôtel de Police. Les trois membres de la Brigade des Coasties nous y attendaient. Je prends ensuite les commandes de la vedette. À 17 H 50, nous sommes sur le quai du Secteur 3, Port de K. Le Commandant Y. s’adresse à l’équipe : « Je vous remercie, Messieurs. Nous nous retrouvons demain. Départ 18 heures. Bonne soirée. »
Je salue le Commandant Y., le Major P. et les trois autres Coasties. Le Capitaine B. fait de même, puis nous nous dirigeons ce dernier et moi en direction de la Porte H. Le Commandant O. accueille notre compte-rendu de la filature avec plaisir.
« C’est bien, Messieurs, nous dit-elle. Je suis ravie. Nous nous retrouvons demain pour l’opération. Soyez ici à 15 heures. Le temps d’établir le plan de défense comme il faut, avec l’aide du Sergent T. et des deux autres enquêteurs de la Brigade d’Intervention, le Brigadier-chef R. et le Major C. À demain donc. »
Le Capitaine B. m’accompagne jusqu’à mon bateau. Nous discutons en chemin, le long du quai.
« – Vous avez donc dû reporter la date de votre départ en vacances, Lieutenant. Oui, il s’agit d’une affaire très sérieuse que nous avons à traiter là. Votre présence est indispensable. On vous sollicite pour vos compétences à la fois de pilote et de navigateur émérite. Vous vous êtes engagé tôt, je crois.
– À 17 ans, mon Capitaine.
– Oui. C’est excellent. Dites, que pensez-vous du quatrième suspect ?
– Elle s’est entretenue avec le dealer. J’avoue que nous savons très peu de choses sur elle, si ce n’est qu’elle a une fonction importante dans le groupe.
– Oui, elle prend contact avec lui par téléphone d’abord ; ensuite, elle se rend chez lui. C’est curieux, Jungle, mais j’ai le sentiment qu’elle nous raconte une histoire.
– Que voulez-vous dire, Capitaine ?
– Eh bien, qu’elle fait preuve d’une assurance extraordinaire comparé aux autres et à l’égard des Forces de l’Ordre, outre le fait majeur qu’elle construit sa propre trame.
– Vous voulez dire en quelque sorte qu’elle ne se méfie pas assez, Capitaine ?
– Pas exactement. Elle adopte une démarche qui confine à l’indépendance vis-à-vis du reste de la bande mais n’en demeure pas moins extrêmement vigilante.
– Un peu comme si elle travaillait à son compte ?
– C’est cela. À son compte ou pour le compte d’une autre personne qui ne fait pas partie des suspects. Et pour cause.
– J’avoue ne pas comprendre, Capitaine.
– Et pour cause. Je pense à une personne morale. Je n’en sais encore rien, Lieutenant. Mais vous savez, puisque nous en avons déjà parlé, que j’émets des hypothèses lors de chacune de mes enquêtes. Je les note par écrit. Vous connaissez cette pratique, Lieutenant.
– Oui. Et vos hypothèses, depuis l’ouverture de cette affaire, vous ont donc conduit à l’élaboration de ce profil ?
– …
– Bien, mon Capitaine. Je vous souhaite une bonne fin de journée.
– Merci, Jungle ! Rentrez chez vous tranquillement. Nous nous retrouvons demain, 15 heures.
– À demain, Capitaine.
– Il est … bientôt 19 heures ! Je vais cuisiner un plat de spaghettis bolognaise à mon épouse. Elle est Italienne. Elle arrive dans 10 minutes. Elle ne me pardonnera pas d’être en retard. Je me dépêche, Jungle. À demain donc ! »
Le Capitaine B. me laisse en se dirigeant au pas de course vers la caserne. Sitôt arrivé pour ma part à l’embarcadère de M., je nettoie le bateau et vérifie l’état des moteurs. Tout va bien. Je rentre chez moi, allume la télévision, la radio FM et me prépare un tartare de veau pomelo, une recette que le Chef étoilé L. m’a apprise. Je vais me régaler. Soirée tranquille devant la télé. Puis, j’irai arroser mon jardin avant d’aller dormir.
Le lendemain, à 15 heures, nous nous retrouvons dans le bureau du Commandant O., le Capitaine B., le Sergent T., le Brigadier-Chef R., le Major C. et moi. Le briefing a une durée de 1 H 30. Nous sommes convenus que le départ de la navette doit se faire plus tôt, une heure avant l’appareillage du hors-bord suspect, afin que nous soyons sur place et prêts pour le flag. Le signal pour partir à 18 H nous sera donné par le Sergent T. et son équipe dès que les 20 kg d’héroïne sont embarqués dans le véhicule des trafiquants. L’échange est estimé par le Commandant O. à plus de 700 000 euros ; il se fera donc sur l’île des Alizés dans un endroit que l’on ne connaît pas encore, mais notre Commandant songe à la zone portuaire de l’île.
« Surtout, soyez très vigilants lors de votre débarquement sur l’île, Messieurs », nous a-t-elle dit.
À 17 heures, le Capitaine B. et moi nous quittons le principal bâtiment administratif du Secteur 3 pour nous diriger vers la zone des quais réservée aux Garde-Côtes. Le briefing a lieu dans leur propre bâtiment administratif, Département BFG / BNC du Secteur 3, et en présence du Capitaine H. Le Commandant Y. nous donne les instructions. Nous mettons nos gilets pare-balles. Nous sommes six à partir dans la navette Unité Spéciale, un hors-bord V 12 banalisé. « Reste maintenant, Messieurs, à attendre le signal du Sergent T. «, conclut le Commandant Y. 17 H 55, appel du Sergent T., signe du départ. 18 H, je démarre le V 12. À 18 H 40, notre Unité Spéciale débarque sur l’île des Alizés. Nous adoptons la stratégie commune au Commandant O. et au Commandant Y. en nous divisant en trois groupes de deux personnes et chacun est habillé en civil. Chaque groupe s’installe à une terrasse de brasserie ou de snack-bar pour manger un bout et pouvoir observer l’arrivée des trafiquants. Le Capitaine B. et moi commandons un plat de seiches à l’aïoli. Nous discutons un brin jusqu’à ce que mon coéquipier me fasse remarquer la présence des suspects. Il est 19 H 45. Le signal est transmis à toute l’équipe de l’Unité. Nous nous rejoignons sur le parking de l’Hôtel de Police. Deux Megane RS et la BMW M8 furent mises à notre disposition. Les trafiquants sont, quant à eux, montés à bord d’un Renault Master. Nous les suivons en nous tenant à distance très respectable, 600 mètres, derrière eux, afin de ne pas les alerter.
Au terme de vingt minutes, nous arrivons dans la zone industrielle de l’île, où se trouvent de nombreux entrepôts destinés au commerce de la canne à sucre.
« Arrêtez-vous là, Jungle. », me dit le Capitaine B. Je vois dans le rétroviseur que nos collègues sont arrêtés derrière nous. Le Commandant Y. nous contacte sur notre talkie-walkie : « On patiente, Messieurs. Le véhicule du dealer n’est pas encore sur place. On se gare sur le parking et dans deux rues différentes. Lieutenant, vous garez la M8 sur le parking ; nous nous postons respectivement dans la Rue des Fleurs et la Rue de la Croix du Printemps. Elles sont parallèles. À mon prochain appel, on y va. »
À 8, 30 PM, le véhicule du dealer fait son entrée dans l’entrepôt.
« Encore 5 minutes, Messieurs ! », dit le Commandant. Puis : « On y va. » Presque au même instant, tandis que nous nous apprêtons à mener l’assaut, quatre coups de feu résonnent avec force contre les parois en tôle du bâtiment. Quand notre équipe arrive sur les lieux, nous découvrons les corps blessés au sol de quatre trafiquants, dont celui du dealer. Au milieu d’eux, la femme se tient debout, un Beretta à la main et les deux valises destinées à l’échange à ses pieds. Elle nous salue et dit : « Ils sont à vous. Je me présente, Madame L., Services Secrets. » Elle nous montre dans le même temps sa plaque d’officier des Renseignements. J’apprendrai plus tard que cette personnalité hors normes est un agent natif du peuple de la Femme-qui-Gouverne, peuple dont le rayonnement se manifeste dans notre région mais aussi dans le monde entier.
