top of page
montagnes

PUBLICATIONS XV

Conte

L’ÉCHAPPÉE

Conte

 

          Le ciel gris de l’hiver semblait annoncer des jours de neige. Il apparaissait à la fenêtre, incertain, couvert, inspirant le vague à l’âme, indéfinissable sentiment qui pouvait situer la personne assise dans le salon le regardant entre l’état de résignation et celui de la mélancolie. Mais ce n’était pas le cas ; ce qu’elle observait à ce moment précis était le mouvement des nuages, leur déplacement dans l’air au-dessus des toits de la cité, tout en focalisant son écoute sur des chansons modernes, contemporaines, des orchestrations électriques. Cela donnait une impression de danse aérienne. Parfois un avion passait, tantôt au décollage, tantôt à l’atterrissage. De fait, elle observait un ciel très animé, aux variations multiples, malgré ce que l’on aurait pu croire de prime abord. Les gens travaillaient et, de ce point de vue-là, on vivait un jour comme un autre, inscrit dans le quotidien de chacun et de la cité. Ce qu’on sentait devant ce paysage pouvait être, à l’image du trafic des villes ou des villages, un travail, une énergie, cette immense générosité de l’existence qui nous pousse à agir, à faire du rangement chez soi, à sortir à la rencontre des autres pour vaquer à ses occupations, travailler, participer somme toute à l’œuvre sociale qui se réalise chaque moment entre personne morale et personne physique sous la forme d’un contrat où les parties s’entendent logiquement afin de servir le bien-être de tous, afin d’en tirer un bénéfice dans la perspective de poursuivre, vivre et faire vivre la collectivité en se préservant, soit en assurant sa propre existence. La rythmique proposait des horizons de quiétude, des éclaircies, une embellie exotique. Il s’endormit.

          On marchait dans la neige à pas lents, mesurés, sur la pente abrupte d’une montagne. Il neigeait. On formait une cordée de quatre, peut-être cinq personnes. Devant soi, peut-être deux ou trois alpinistes munis de gros sacs, de piolets. On entendait le souffle du vent, une bourrasque permanente de fait qui vous obligeait à la vigilance, à garder le pas derrière les autres ; le verre des lunettes était transparent, non teinté. Tout était blanc autour, à croire que le ciel se confondait avec la masse neigeuse. On distinguait toutefois assez bien les formes en mouvement, les chaussures à crampons, l’habit sombre ajoutant à la perception de cette silhouette à trois mètres devant soi, malgré les perturbations produites par quelque bourrasque. Ce fut d’abord un glacier puis l’ascension de la montagne. La tempête fut soudaine, imprévue, nous étions au milieu maintenant, fermes quant à la marche, gardant ce rythme soutenu qui nous permettrait de trouver un abri dans la roche. En attendant cette pause précieuse, ce moment qui nous verrait tous réunis, en vie, la marche se devait d’être exemplaire de sang-froid, de solidarité avec le groupe. Curieusement, rien ne semblait exister alors que le groupe ; non soi-même mais le rythme imposé par le premier de cordée face aux circonstances climatiques, ascensionnelles. L’air était pur ; ce fut un élément décisif dont on tint compte sur le plan de l’économie de la marche, un air qui vous donnait l’énergie nécessaire pour mettre un pied devant l’autre dans une épaisseur incalculable de glace et de neige poudreuse, sans égard pour la souffrance que l’on pouvait, ou aurait pu, éprouver. Nous avions des barbes de quinze jours qui protégeaient bien du froid, la tête enfouie sous des cagoules de laine. On ne pensait pas, non, on marchait. Il toucha une pierre de la paroi de granite, l’ombre était bleue, recouvrant tous les volumes, toutes les lignes d’un intérieur froid. Quelqu’un venait d’allumer une lampe torche.

          Il ouvrit les yeux. Par la fenêtre, les rayons du soleil couchant filtraient, éclairant les murs du salon. Les nuages étaient moins nombreux. Une chanson douce occupait l’espace acoustique. Il sortit sur le balcon. L’océan avait sensiblement changé. Des pâleurs turquoise que le ciel plus clair posait à sa surface augurait d’une embellie. Le soir s’installait progressivement. Les bruits de la ville étaient peut-être plus faibles malgré le trafic. Il regardait au loin, vers l’horizon. C’était l’heure du crépuscule ; un moment qu’il appréciait pour le spectacle agréable que l’océan proposait, un spectacle toujours varié, distrayant, qui inspirait le calme. Les couleurs du ciel se reflétaient sur l’eau, en rose oranger maintenant, scintillantes par endroits. Il revint dans le salon. La chanson qui passait était un RnB incitant à la joie. Il s’assit, ouvrit l’ordinateur, poursuivit son travail, classant des documents, revenant à des calculs qu’il avait laissés avant cette pause de quelques heures, tandis qu’une nouvelle mélodie débutait dans le transistor. Il faisait relativement bon, tout était calme. Le mouvement de ses doigts sur le clavier du P.C. semblait s’harmoniser à la musique. Il se leva pour allumer la lampe. La nuit d’hiver était tombée, rapide, soudaine. L’éclairage public donnait à l’extérieur l’apparence d’un dôme polychrome quand on regardait par la fenêtre. Une fois ses travaux achevés, il éteignit l’ordinateur, fit chauffer le plat. Des spaghettis bolognaise. Son palais absorba le mets avec douceur. Elle lui avait concocté un délice. Il ne manquait rien. Elle l’avait agrémenté d’épices selon une recette dont elle seule avait le secret. Elle avait voulu lui préparer quelques plats de la sorte avant son départ. – Pour quinze jours à peu près, avait-elle dit. Une nouvelle mission qui devait la retenir loin de lui pour au moins deux semaines. Un fait qui s’imposait dans leur couple de façon régulière. Lui ou elle, c’était selon l’ordre qui fut donné. Il pouvait se faire, c’était déjà arrivé, que l’un et l’autre fussent convoqués en même temps et le même jour pour satisfaire à leurs missions respectives, deux missions différentes, soit sur deux théâtres distincts.

          Il lui revint en mémoire, au souvenir que le plat de spaghettis suggérait, un des dîners pris lors de sa dernière mission. Le vent soufflait avec force. Il battait violemment contre la tente, comme s’il voulait entrer ; un blizzard qui agitait la toile ainsi qu’on le ferait d’une nappe en la secouant après le repas. On était trois à l’intérieur, mangeant dans les gamelles des spaghettis bolognaise précisément qu’il avait relevé d’épices d’après les conseils qu’elle lui avait donnés avant qu’il parte. – Tiens. Prends-les avec toi. On appréciera, lui avait-elle confié. Et, de fait, oui, on avait apprécié. À fortiori dans ces circonstances, il ne l’oubliait pas, exigeant de soi que l’on ne s’attardât pas sur la moindre motion, un terme de psychologie qui, en l’occurrence, pouvait désigner le moindre défaut de concentration sur l’objectif. Il neigeait. On ne tenait pas compte des heures à venir ; c’était comme une forme de systématisme instantané, un conditionnement naturel, affirmait le supérieur. Il neigeait avec force bourrasques. L’arrivée au sommet demanderait trois jours d’ascension verticale, une première étape, sachant que l’objectif en comportait trois.

          Il regarda sa montre, alluma le téléviseur. À l’écran, une série qui le captiva jusqu’aux environs de minuit. Puis, il alla se coucher. Une masse. L’effort physique de la matinée se ressentait. Il s’endormit aussitôt qu’il se fut allongé.

       Ce fut un mur de béton blanchi par la neige longtemps accumulée. Il neigeait encore. Un grappin était accroché à l’arrière de son sac. Elle courait, munie de grosses chaussures à crampons, au milieu d’un groupe qu’on distinguait à peine, sans doute en raison du paysage uniformément vaporeux et blanc où il évoluait. Ses vêtements se confondaient avec la neige. Elle portait un capuchon que serrait le gros élastique des lunettes. Ainsi, le temps d’une vision ; avant qu’elle disparaisse dans l’épais brouillard, celui qu’il avait lui-même connu lors de mainte marche accélérée sur des cimes où sévissait le mauvais temps. Tout se dissipa d’un coup. Il se tenait sur un roc, proche du sommet d’une montagne qu’il n’avait jamais gravie auparavant. Il dominait du regard une immense vallée qui s’étendait loin à l’horizon. Sur l’une des pentes couvertes de neige où perçaient le relief des pierres, on pouvait observer plusieurs bouquetins courir avec une vélocité sans pareille, puis marquer un arrêt, paître l’herbe rare. Plus près de lui, sur un autre plan de la perspective, elle semblait se promener, non sans moins d’aisance que le groupe de bouquetins et le remarqua, la gueule tournée vers lui. En un espace de temps qui lui parut très long, ils se regardèrent. Elle cligna des yeux, il cligna des yeux ; elle disparut de son champ de vision, bondissante, dans un angle mort. C’était une panthère des neiges. Le brouillard réapparut subitement. Il couvrit la vallée, estompa le panorama de son épaisseur nuageuse. L’air était glacé, ajoutant à l’épaisseur du silence. Lors, il entendit ce cri si particulier, reconnaissable entre tous, un cri d’aigle, qui résonna alentour un bref instant.

        Il se réveilla. La mélodie était celle d’un zouk antillais. Le radio-réveil affichait l’heure programmée, sept heures trente. Il ouvrit les stores. Le ciel se situait dans une phase transitoire. Le Soleil pointait à peine en son horizon océanique. Il se fit un café. Le salon embauma ses senteurs délicates. Il crut percevoir des notes de bougainvillier. Il nettoya l’appartement puis sortit sur le balcon. Ça se couvrait. Il faisait froid. La ville s’éveillait, le trafic urbain commençait dans la nouvelle dynamique du jour. Il prit une douche et sortit. La veille au soir, il avait déposé le courrier sur l’une des tables du salon, une carte postale précisément. La photographie était un paysage de neige. Des sapins çà et là sur une pente, et dont la couleur sombre contrastait avec l’uniformité blanche, suggéraient qu’on était en lisière de forêt. En toile de fond, les crêtes d’une montagne éclairée par un Soleil pâle. Il avait lu le mot. C’était une écriture rapide, brève, qu’il avait identifiée en un instant.

       Il avait beaucoup neigé ce jour-là. Depuis une semaine, la section progressait par des températures négatives, tantôt en traîneau, tantôt à skis, aux environs de la grande cité du nord. C’était le jour de la conférence internationale. Elle ne s’était pas attardée dans les rues. Dans les galeries souterraines, elle avait acheté la carte souvenir, l’avait postée. Elle avait ensuite pris le métro. L’existence urbaine ici se concevait sous terre. La conférence devait durer deux heures. On était réuni dans un immense amphithéâtre, fruit des dernières technologies. Elle mit son casque d’écoute et suivit la session avec confort. Après l’apéritif dînatoire, elle se dirigea vers la station de métro, rentra à l’hôtel. « Tout va bien. Je t’embrasse. »

          Il retourna la carte, la remit à sa place sur la table. La chanson qui passait maintenant était une chanson soul. Il regarda par la fenêtre. Le dôme lumineux de la ville s’harmonisait à la tranquillité du soir. Le premier croissant de lune apparaissait dans le ciel. Il alla se coucher. Demain, on se lèverait tôt. 4 AM sur le tarmac.

           Il neigeait. On était assis l’un face à l’autre ; soi face aux autres. On pouvait sentir le froid sévissant par cet air de tempête. L’avion avait décollé depuis plusieurs heures. Il était maintenant dans sa phase de descente. – Neuf mille mètres ! annonça le pilote. Il s’agirait bientôt de sauter. On avait analysé la carte de géographie, revu le matériel. On savait le lieu et l’heure, tout était fiable. Elle apparut dans un souvenir de plage et de paysage ensoleillé.  Ils étaient allongés sur leurs serviettes respectives. On avait posé les sacs, sorti le parasol. On s’était baigné, on avait pris la planche aussi pour surfer, ce jusqu’au soir. De bonnes vagues, par séries régulières, qui faisaient vibrer grâce à la sensation de glisse que chacune procurait. Figures cassantes, en rupture avec le mouvement de flux, comme maints contretemps proposés autour du leitmotiv. Elle et lui, en duo. Deux styles différents qui écrivaient une page d’eau, signes écumeux sur la page cyan qui s’arrondissait en parabole, selon la forme de la baie. Puis on s’était endormi, au Soleil de fin de journée. Un jour pour eux, que la rareté obligeait. Dès l’aube, depuis le balcon, il lui sembla qu’il ferait beau. Mais elle le lui avait prédit, en savourant son petit-déjeuner. – C’est bon ça. On prend les planches, tu veux ? En début de matinée, ils s’étaient fixés et n’avaient plus cessé d’en profiter. L’océan avait adopté son langage des beaux jours, sa note bleu-vert.

           La porte s’ouvrit. Le blizzard soufflait dans un écran de neige. Ce fut la file indienne. Puis le saut collectif. Les uns derrière les autres …

           – À toi.

                     Jean-Michel TARTAYRE

bottom of page