

PUBLICATIONS XXXIX
Récit fictionnel


JEAN-MICHEL TARTAYRE
LE JOURNAL D’ART JUNGLE
L’Homme du Mas
Récit fictionnel
9 AM. Je suis en route sur le grand fleuve pour desservir cinq villages aujourd’hui, à bord de la barque. Il pleut depuis le début, depuis mon départ du quai. Emmitouflé dans ma veste treillis à capuche, je progresse au rythme de 30 coups de rame à la minute. Je sens tomber les gouttes légèrement, telle une musique en sourdine. Depuis la dernière opération de l’Unité Spéciale dans la zone nord, mon quotidien de passeur / livreur a repris ses droits. Je fournis les dentées alimentaires à quinze villages, ceux qui furent les plus touchés par l’épisode de la tempête. Nous sommes maintenant au mois de juin. La tragédie date de cinq mois. Dans quatre semaines, les quinze villages connaîtront à nouveau leur indépendance. Ce sera le terme de ma mission. À la proue de mon embarcation s’élève le grand package. Les conserves, les boissons, les produits surgelés, les produits frais, y sont rangés avec soin et selon l’ordre de mes dessertes. La première cantine à livrer se trouve placée sur la pile des quatre autres. Demain, j’aurai le même nombre de cantines à livrer. Dans trois jours, je livrerai les cinq dernières de la semaine. Mon rythme hebdomadaire de livraisons n’est donc plus de quatre jours, mais de trois. C’est un rythme nettement moins intense que celui des premiers mois. Outre l’entraînement physique, inclus dans les deux journées que je consacre à mon foyer, c’est-à-dire à mon épouse et à nos enfants, j’ai à nouveau, depuis l’allègement de mon emploi du temps dû au nombre beaucoup moins important de tribus à desservir, l’obligation d’une présence effective de 9 H au secteur BFG, à titre d’enquêteur. L’établissement où je suis rattaché se situe près du Bureau du Port. Je fus mobilisé au Bureau et à son département Logistique sitôt le Programme d’Aide Humanitaire établi, ratifié, par le gouvernement de mon pays, la France, après la tempête. Je bénéficiai de cette affectation eu égard à mes états de service. Je ne connais pas encore ma prochaine mission.
Aujourd’hui, c’est mon jour de travail dans le secteur BFG. Il est 8 AM quand je me présente devant notre secrétaire de l’accueil. « Lieutenant, bonjour. Voici pour vous, de la part du Capitaine H. », me dit-elle. Je la salue, la remercie et prend le nouveau dossier qui m’est confié. Une fois assis à mon bureau, je lis d’abord le numéro et le titre qui figurent sur la couverture cartonnée puis consulte son contenu. Il y a vingt feuilles format A4 tapées et imprimées recto / verso avec grand soin par notre secrétaire d’accueil et que je lis à rebours. Elles s’organisent autour d’une affaire de vol. Plusieurs foyers furent victimes de ce délit. Les requérants déclarent aux dernières pages les nombreux biens qui leur furent dérobés. La liste me paraît longue. Ce sont principalement des objets précieux, outre les biens de consommation courante auxquels les délinquants se sont aussi intéressés. Dix foyers au total ont déposé plainte. Enfin, cela est loin d’être négligeable, de ces dix foyers figurent aux premières pages les témoignages. Tandis que je termine de lire dans les détails le dernier témoignage, le Capitaine H. entre alors dans mon bureau. Je me lève et me mets au garde-à-vous.
« – Je vous en prie, Lieutenant, me dit-elle. Rasseyez-vous. Qu’en pensez-vous ?
– J’avoue être surpris par la rapidité et la discrétion avec lesquelles les voleurs ont commis ces délits. Aucune des victimes interrogées ne les a vus. Ensuite, les faits datent d’à peine une semaine. Encore plus surprenant, les dix foyers ont tous été visités et volés le même jour. Les criminels sont indéniablement plusieurs. Six foyers ont subi le délit à neuf heures du matin. Les quatre autres, à trois heures de l’après-midi. Donc, même jour et mêmes heures. Un vol collectif en deux temps, mon Capitaine.
– Vous voyez une raison à cela, Lieutenant ?
– Oui, mon Capitaine.
– Le temps d’entreposer le butin, n’est-ce pas Lieutenant ?
– Oui, mon Capitaine.
– Ils sont donc au moins six à opérer.
– En effet, mon Capitaine. Et sur un rayon de 10 km, dans l’hypercentre. Deux quartiers sont concernés.
– C’est juste, Lieutenant. L’une des raisons, entre autres, pour laquelle j’ai constitué ce dossier. Mais pas la raison majeure.
– Pas la raison majeure, mon Capitaine ?
– Non, Lieutenant. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a plusieurs vols commis dans une même journée dans notre Cité et ce, chaque jour, Lieutenant. Il n’y a donc rien d’exceptionnel dans les faits, si on s’en tient là.
– Pourquoi avoir alors sélectionné précisément ces dix foyers, mon Capitaine ?
– Le modus operandi Lieutenant. Il est clair. Lisez bien. Quelle que soit la formule adoptée et la langue parlée, notez que les victimes rapportent le même fait. Vous êtes linguiste Lieutenant. Vous l’avez lu aussi bien que moi ; peut-être trop rapidement. Passez-moi le dossier s’il vous plaît. Je lis, là : « A geladeira foi esvaziada. ». Encore là : « We have nothing else to eat. ». Encore ici, écoutez : « Se llevaron toda la comida ». Enfin ici ; c’est en français : « Ils nous ont tout pris. Je dois revenir au supermarché. » Alors Lieutenant ? Comment identifiez-vous maintenant le modus operandi ?
– Excusez-moi, mon Capitaine. Oui, je l’identifie selon la formule « On nous a vidé le frigo. ».
– Exact. Les voleurs emportent toujours avec eux des denrées alimentaires. Il est maintenant 10 heures, ce matin. Allons revoir sur place. Nous sommes samedi. Les gens sont en week-end. Il s’agit d'interroger à nouveau les victimes et de parvenir à identifier un seul ADN. Nous prenons la 508 banalisée. Je contacte le Service Assurance Qualité. Démarrez la voiture, s’il vous plaît, en attendant. L’affaire de cinq minutes. »
2 PM, ce dimanche. Le Capitaine H. et moi avons fait la synthèse de notre journée d’hier, au cours de la matinée. Il en résulte ce que le Capitaine me fit remarquer d’après les témoignages rapportés dans le dossier et entendus la veille, durant toute l’après-midi : les victimes affirment qu’elles n’avaient plus de nourriture dans leurs réfrigérateurs respectifs. Ce constat fut établi à leur retour du travail. Parmi les biens de consommation courante dérobés figurant sur chacune des listes, j’aurais dû lire avec plus d’exactitude quelle était leur nature pour comprendre aussitôt le phénomène récurrent du vol des denrées alimentaires. La perspicacité du Capitaine H. s’avère remarquable par la raison qu’elle est infaillible. Outre les réponses qui nous furent données par les victimes chez elles, confirmant le modus operandi, tandis que le Capitaine et moi les interrogions, l’équipe des OGS a pu effectuer des prélèvements sur toutes les surfaces susceptibles de nous livrer l’ADN de l’un des voleurs. On peut logiquement penser que chacun des dix forfaits fut commis par une personne différente des cinq autres, ou des neuf autres. Cette hypothèse, si elle est vraie, nous conduira au constat d’une action collective et très méthodique qui échappe facilement à la vigilance. Quatre de ces personnes sont même certainement passées, sans être vues, par les toits ou par les fenêtres des immeubles où résident plusieurs victimes. Nous aurons les résultats des prélèvements demain. Je profiterai de mon jour de repos pour me rendre au secteur BFG et poursuivre mes investigations. Tout en écrivant ces mots dans mon Journal, une idée me vient, dont il faudra que je parle au Capitaine H., bien qu’elle soit déjà au courant. Cette idée est liée au souvenir de la tribu où notre Régiment dut intervenir pendant une semaine, il y a presque deux mois, ce pour défendre un des villages attaqués précisément par un groupe de pillards. Le fait est mentionné dans la première partie de mon Journal. Je l’ai intitulée « La Tribu ». J’ai en effet l’idée de me rendre auprès du Chef de cette tribu. Je surnomme cette belle personne « L’Homme du Mas » car il est le propriétaire d’une maison rurale et d’un domaine agricole qu’il s’est construits lui-même d’après le modèle des fermes de Provence. M’entretenir avec lui me permettrait d’obtenir davantage d’informations quant à l’identité des délinquants. Je pourrai à cette occasion, si nécessaire, interroger nombre de villageoises et de villageois. Le Capitaine H. fut, par ailleurs, l’un des premiers officiers à être au courant des événements tragiques qui frappèrent alors le village de cette tribu. Mais il me faut patienter avant de lui demander l’autorisation d’aller à la rencontre de « L’Homme du Mas », attendre le résultat ADN et donc l’identification de l’un des suspects. Ne jamais se précipiter, c’est la loi. Ce fut pourtant mon défaut hier matin, à la lecture du dossier. L’analyse nécessite toujours un réel moment de suspension ; moment qui n’autorise pas l’errance, aussi minime soit-elle. Lire, être à l’écoute, écrire, prendre la parole, sont les quatre phases de l’analyse. Chacune de ces phases doit être enrichie par la faculté du vouloir. Ainsi augmentées, ces phases favorisent la compréhension et le diagnostic eu égard au cas qui se présente. Les témoignages, en l’occurrence, demeurent un support d’analyse très exigeant. C’est ce que me fit entendre hier le Capitaine H. Analyser l’objet discours, c’est naturellement agir à l’égard de la personne qui le signe, pour ou contre.
Lundi. Mon jour de repos. Exceptionnellement, je ne pourrai pas passer la matinée en compagnie de mon épouse et de nos enfants.
« – Je reviens donc vers midi.
– Très bien Artemus. À tout à l’heure. »
Mon épouse sait depuis hier quelle est mon obligation, celle de me rendre au secteur BFG.
« – Je les accompagne à l’école. Nous irons les chercher ensemble à 17 h. », ajoute-t-elle. Le lundi est aussi le jour de repos de mon épouse, quand elle n’est pas de garde à l’hôpital. Nous avons au total deux jours de congés hebdomadaires ; le lundi, toute la journée, le jeudi après-midi et le dimanche après-midi. Il est 7,30 AM. J’embrasse mon épouse et nos enfants, puis me rends à pied jusqu’au secteur BFG, sis tout près de la caserne où nous résidons et du Bureau du Port. J’y suis en dix minutes. L’équipe des OGS est déjà en place au labo. Je salue l’équipe et dis bonjour à notre secrétaire. Je monte dans mon bureau. Le Capitaine H. devrait arriver dans une dizaine de minutes. En attendant, j’allume l’ordinateur et regarde mon emploi du temps, après avoir ouvert les rideaux et appuyé sur l’interrupteur des néons afin d’éclairer davantage la salle. Je saisis une feuille blanche format A4 pour y faire un dessin. De fait, je reconstitue un plan sommaire de l’hypercentre et trace des croix au milieu d’un cercle de rayon 10 cm réalisé à l’aide du compas. J’ajoute à l’intérieur de ce cercle, entre les croix, un cercle plus petit que j’hachure et au centre duquel j’écris un point d’interrogation. Chacune des croix représente le domicile d’une victime. Je transcris ensuite ce premier dessin au tableau, mais à une échelle quatre fois plus grande. Quand j’ai terminé, je me place contre le mur du fond, face au tableau, ayant ainsi la distance suffisante pour réfléchir. Le Capitaine H. entre alors. Je la salue.
« – Bien, Lieutenant … Je vois que vous avez fait le plan qui nous concerne au premier chef.
– Oui, mon Capitaine.
– Nous aurons les résultats des prélèvements dans une heure. Je viens de passer au labo. Le Lieutenant-Colonel A. me l’a confirmé. Mais observons d’abord ce tableau. Vous avez reconstitué l’ensemble des domiciles des requérants et notre périmètre de recherches. Six croix sur la rive gauche du fleuve, quatre sur la rive droite. C’est juste.
– Oui, mon Capitaine. J’ai proposé un schéma simple.
– Il est assez clair. Et ce cercle plus petit, marqué d’un point d’interrogation ?
– La zone probable de dépôt du butin, mon Capitaine.
– Pourquoi ici ?
– J’ai choisi de la situer à l’endroit du port de plaisance, mon Capitaine.
– Ils opèreraient à bord d’un bateau …
– C’est ce que je crois.
– La probabilité est forte, Lieutenant. Je dirais de 1, mais il nous faut poursuivre notre travail. »
J’efface le dessin et accompagne le Capitaine H. au laboratoire des OGS. Le Lieutenant-Colonel A. s’adresse à nous en disant : « Nous connaissons l’identité de trois suspects. »
Trois suspects … Il est 14 h ce lundi. Je viens de déjeuner avec mon épouse. Assis à mon bureau et poursuivant l’écriture de ce Journal, je m’interroge. Le Lieutenant-Colonel, à la tête de l’équipe des OGS, nous a révélé, au Capitaine H. et à moi-même, l’identité des suspects. C’était il y a moins de trois heures. À 11 h 30, il nous a appris qu’aucun des trois suspects n’est connu de nos services. Nous avons en revanche leurs coordonnées maintenant. Ils résident tous au même endroit, une petite ville sise près du village où vit « L’Homme du Mas ». Dès demain mardi, premier jour de ma semaine de livraison des denrées alimentaires, je ferai un détour au village pour obtenir davantage d’informations, de la part de « L’Homme du Mas », je l’espère tout au moins. Peut-être saura-t-il m’expliquer quelle est la raison du modus operandi, le vol de nourriture, dont villageoises et villageois de la localité où il est domicilié furent aussi victimes, il y a presque deux mois. Le Capitaine H. est d’accord pour que je recueille le maximum de renseignements auprès de « L’Homme du Mas » avant que notre Brigade procède à l’interpellation. J’ai aussi l’autorisation du Commandant du Bureau du Port, le Capitaine H. l’ayant contactée sitôt mise au courant des résultats ADN. À cet égard, le Lieutenant-Colonel a parlé de traces relevées, identifiées, sur des parties de taille infime appartenant au corps humain, un cheveu trouvé au pied d’un mur avec fenêtre, un poil de main, ou de poignet, sur la porte d’un frigo, et un petit morceau de peau taché d’une goutte de sang sur la poignée d’une porte d’entrée, ce dans trois domiciles, trois appartements différents en l’occurrence. « S’agissant des sept autres adresses et lieux de résidence des victimes, nous n’avons pu rien y déceler … » conclut le Lieutenant-Colonel. Lorsque le Capitaine H. lui demanda combien, selon lui, les voleurs étaient au total à opérer, le Lieutenant-Colonel n’hésita pas une seconde, « Six, Capitaine. », répondit-il. Le Chef de l’équipe des OGS confirma ainsi l’hypothèse qui fut la nôtre dès le début, le Capitaine H. et moi. La connaissance de ce résultat ADN nous permet de faire une grande avancée dans l’enquête. Il nous reste à penser la stratégie pour interpeler tous les membres de ce groupe de délinquants.
8 AM, ce mardi. Je sors du département Logistique avec trois soldats qui m’aident à charger la barque. 300 kilos de denrées alimentaires sont déposés à l’avant. Je protège l’ensemble du package à l’aide d’une couverture isolante et isotherme de couleur or. J’appareille à 8,20 AM, au rythme de 30 coups de rame / minute. Passé la lagune, il commence à pleuvoir beaucoup ; je mets mon manteau treillis à capuche. J’ai cinq plateformes à desservir. Au bout de deux heures, j’ai livré trois villages. Je remarque alors à ma gauche, 500 mètres au-delà de la troisième plateforme, celle du village de « L’Homme du Mas », où j’accosterai au retour, à midi exactement. Notre rendez-vous est prévu à l’heure du déjeuner. « Passez Lieutenant. Il n’y a pas de souci. Je vous invite à déjeuner si vous le souhaitez. » me dit hier soir « L’Homme du Mas », au terme de notre conversation téléphonique. Il est maintenant 10,30 AM. Les deux prochaines plateformes à livrer me prendront peu de temps. La plus éloignée est à 3 km, à l’Ouest, sur la même rive que la plateforme du village de mon hôte. 1 km en deçà, soit à 2 km de distance, au Nord de la localité de « L’Homme du Mas », se trouve un affluent du grand fleuve, une rivière qui traverse la petite ville où vivent les trois suspects, la ville de E. Les courants sont faibles à cet endroit et quand j’y repasse au retour, sitôt mon objectif de livraisons atteint, à 11,30 AM, je prends un moment de pause pour observer le tracé de la rivière. La petite ville, d’après nos cartes, est sise à 5 km de ce point de rencontre entre le grand fleuve et la rivière, nécessitant que l’on s’enfonce dans la forêt en suivant le cours de l’affluent … Il est midi à ma montre quand je me dirige sur le chemin qui mène au village de « L’Homme du Mas », après avoir amarré ma barque. Il pleut toujours fort, mais la hauteur considérable de la canopée au-dessus des habitations fait fonction de double toit. Quand j’arrive sur le seuil de la maison du Chef, j’enlève ma capuche et m’aperçois que les précipitations sont en effet moins sensibles ici que sur les eaux du fleuve. 5 minutes après que j’eus sonné à sa porte, il m’ouvre et dit :
« – Je vous attendais Lieutenant. Entrez, je vous en prie. Mon épouse nous a préparé un bœuf bourguignon. Je sais que vous appréciez ce plat.
– Oui Chef. Mes coéquipiers et moi avons beaucoup aimé ce plat lors de notre dernière intervention. J’en garde un excellent souvenir. Ça sent très bon Chef.
– En attendant de passer à table, je vous invite à vous asseoir au salon. Je préviens mon épouse. »
La dame de mon hôte entre alors dans le grand salon pour me dire bonjour. Je me lève du canapé aussitôt et lui serre la main en la complimentant pour la beauté et la propreté irréprochables des lieux.
« – Oui, c’est la Fée du Logis, Lieutenant.
– Indéniablement, Chef.
– Bien. Avez-vous les photographies ?
– D’abord, permettez-vous que j’enregistre notre conversation sur mon smartphone Chef ? C’est pour les besoins de l’enquête …
–- Oui, bien sûr, Lieutenant.
– Je vous remercie. Voici les photos Chef. Je les pose sur la table.
– Mmh. Oui. Je les connais mais non pas pour les actes qui leur sont reprochés. Plutôt comme des gens sans histoires.
– Comment les connaissez-vous Chef ?
– En tant qu’élu de la région, Lieutenant. Ils ont déjà pris part à nos débats à la veille du Conseil qui se réunit, vous le savez, à la Nouvelle Lune, période durant laquelle je prends soin de recueillir les vœux des habitants de la Région en passant, avec les membres de ma délégation, dans plusieurs villes et villages. Celui-ci, par exemple, photo du milieu, fut inscrit comme l’un des membres de ma délégation lors du premier Conseil qui suivit les événements tragiques de la tempête ; un mois après exactement, quand nous pûmes à nouveau réunir notre Assemblée d’élu(e)s.
– C’était avant le vol dont vous fûtes victimes, vous et les habitants de ce village, W., n’est-ce pas Chef ?
– C’est tout à fait juste, Lieutenant. Cela fera bientôt six mois. Depuis, je n’ai plus revu cette personne.
– Ce vol que vous avez subi pourrait n’être donc pas le fait de quelque tribu nomade, comme vous me l’aviez dit lors de notre dernière rencontre, Chef. Si ?
– Ce n’est pas exactement ce que je vous avais répondu lorsque vous m’aviez posé alors la question de l’identité des voleurs, Lieutenant. Il existe dans cette immense forêt des membres, des familles, d’une tribu, quelle qu’elle soit, qui peuvent nous demander l’autorisation de déménager. Tout se réalise selon le règlement. Mais la tragédie de la tempête affola plusieurs familles à telle enseigne, qu’ayant tout perdu du jour au lendemain, ils ont fui. Quelques-uns, comme ces voleurs de E., ont eu un mobile pour agir en hors-la-loi, et ce mobile, Lieutenant, peut s’expliquer : la faim. Des gens qui satisfont leur manque de nourriture ou satisfont ceux qui en sont victimes en transgressant les lois. Pourtant, que je sache, cette petite ville a échappé au plus fort de la tempête.
– Mais elle figurait sur la liste des villes et villages concernés par le Programme d’Aide Humanitaire. L’un de mes homologues livreurs, le Sergent T., s’y est rendu à quatre reprises.
– Peut-être les voleurs ont-ils trouvé ce Programme insuffisant. Ils veulent agir en justiciers.
– Peut-être … Chef, vous m’aviez aussi parlé d’une langue différente, des mots prononcés que personne, parmi les gens de votre village, n’avait encore entendue.
– J’y ai repensé Lieutenant, voyez-vous. Et je me suis rendu, après notre série d’entretiens, chez l’une de nos éminentes linguistes qui a sa résidence dans notre village. Elle est professeure d’Université dans la grande cité où vous vivez et a identifié très vite cette langue, souvent méconnue. Il s’agit d’argot. Mais, ils n’ont pas beaucoup parlé vous savez. De simples interjections lancées entre eux sous leurs cagoules. Un quart d’heure leur a suffi pour voler puis incendier la case qui faisait office de réserve de nourriture. Nous venons de la remplacer par un bâtiment en béton. Dès que le budget nous le permettra, c’est-à-dire bientôt, Madame le Maire envisage de faire construire un fast-food à cet endroit.
– Madame le Maire, Chef ?
– Oui. Je veux dire mon épouse, Lieutenant.
– Une dernière question Chef, pour clôturer cet enregistrement.
– Je vous écoute Lieutenant.
– Cette affaire n’est pas encore rendue publique. Ils vont recommencer. Les mêmes.
– Donc les six, Lieutenant. N’est-ce pas ?
– C’est exact, Chef. Ma dernière question est la suivante : pourriez-vous, s’il vous plaît, prévenir les Forces de l’Ordre de votre localité afin qu’elles procèdent elles aussi à la filature déjà mise en place par la Police Municipale de E., la petite ville où habitent les trois suspects, étant donné que nos Services ont informé le Commissariat central de cette circonscription. Je vous confie les trois photographies d’identité.
– Ce sera fait dès aujourd’hui. Je vous tiens au courant, Lieutenant Jungle. Je crois qu’il est l’heure de passer dans la salle à manger. Madame le Maire vient de me faire signe. »
Je termine l’enregistrement. L’épouse du Chef entre dans le grand salon et nous présente une bouteille de Minervois AOC. « Le dernier cadeau de notre fils, Lieutenant ; ce Minervois AOC, entre autres trésors de la cave de notre Mas. » me dit-elle avec l’iconique gaieté de la Déesse des Foyers. Par ailleurs, je n'aurai pas besoin d'aller au-devant d'autres personnes du village de W., comme j'y avais pensé dimanche, pour les interroger sur l'identité des suspects ; les renseignements qui me furent donnés ce jour par mon hôte sont suffisants.
Mercredi. 8,30 AM. Je sors du secteur BFG après avoir transmis au Capitaine H. l’enregistrement de mon entretien d’hier avec « L’Homme du Mas ». J’appareille à bord de ma barque selon la fréquence habituelle de 30 coups de rame / minute. Il pleut encore beaucoup. Aujourd’hui, je dois livrer cinq autres villages qui se trouvent à une distance moins éloignée que les deux derniers où je me rendis la veille. Le quai le plus loin est à 8 km, à l’Est, un peu au-delà de celui qui appartient au village où résident « L’Homme du Mas » et son épouse. Dans la perspective, j’aperçois déjà le premier quai, la première plateforme à desservir. Un groupe de cinq personnes couvertes sous leurs cirés, leurs manteaux, respectifs, m’attendent en discutant puis me font des signes de bienvenue. J’amarre l’embarcation. Un des débardeurs m’aide à porter la malle de 70 kg sur le quai après que j’ai procédé à l’enregistrement de la livraison à l’aide du lecteur de code-barres. Nous discutons aussi longtemps que nous le permettent les conditions climatiques, car la pluie nous presse. Vendredi, je repasserai récupérer la malle vide sur ce même quai, comme je le fais chaque début ou fin de semaine sur le chemin du retour. Les débardeurs viennent toujours déposer la malle à un jour et une heure très précis, quand les fournitures alimentaires sont d’abord rangées dans les grands réfrigérateurs et congélateurs d’une épicerie, ou d’une réserve conçue à cet effet, puis distribuées aux familles. « Nos vemos el viernes a las 4. PM, Teniente. Te deseamos un muy bien día. »
Je salue le groupe de mes Frères et Sœurs de la Forêt : « Dios los bendiga, hermanos y hermanas. Cuídate. Nos vemos el viernes.» ; et poursuis ma route sous le ciel nuageux et pluvieux. Je ne pense à rien d’autre que rejoindre le deuxième quai à l’heure. Puisqu’entre autres impératifs, j’ai celui de livrer à l’heure ; heure fixée préalablement avec les débardeurs. Je ne néglige pas pour autant l’enquête qui me fut soumise. « L’Homme du Mas » doit me téléphoner ce soir pour confirmer la mise en place de la filature par les Forces de l’Ordre de sa localité. Tout en ramant à un bon rythme, deux questions se posent à moi : « Qui sont les trois autres suspects ? » et « À combien s’élève le vol récent des objets précieux ? » Tandis que je m’interroge, sans aller toutefois plus avant, car tenter, à ce stade des recherches, de trouver des réponses s’avèrerait vain, je perçois soudain un bruit de moteur, relativement loin au début, mais qui se rapproche très vite : là, à bâbord, le zodiac me croise et passe à vive allure, bien au-delà de la limite légale. Ma barque tangue alors fortement dans son sillage. Il s’en faut de peu pour qu’elle se retourne et que je perde le package des livraisons sous l’effet des grosses vagues en série dans le creux de quoi je lutte. Mes coups de rame vont donc contre, sur le mode de la marche arrière. Je peux patienter à la seule force de mes bras, de sorte que la ligne de flottaison de mon bateau demeure stable, jusqu’au moment où la surface du grand fleuve retrouve sa normalité.
Ce soir du mercredi. 7 PM. « L’Homme du Mas ». Je décroche le téléphone :
« – Bonsoir Chef.
– Bonsoir Lieutenant. Les Forces de l’Ordre sont maintenant prévenues. La filature a commencé depuis ce matin. Notre Police Municipale travaille avec la Police du Commissariat Central de la ville de E.
– Je vous remercie pour cette information Chef. J’espère que nous aurons des résultats.
– Je l’espère aussi Lieutenant.
– Dites, Chef. Je voudrais vous demander si, dans la journée, vous avez obtenu de nouvelles informations que le Commissariat Central de E. ou le Commissariat de votre localité, auraient pu vous communiquer ?
– Non, Lieutenant. Mais je vais vous donner un numéro de téléphone que vous pouvez composer en cas de nécessité. Je vous l’adresse par SMS.
– À nouveau merci, Chef.
– Bonne soirée Lieutenant.
– Bonne soirée Chef. »
Cinq minutes après notre conversation téléphonique, je reçois le SMS. J’appelle aussitôt le numéro communiqué.
« – Allô ?
– Commissaire V. ?
– Lui-même.
– Bonsoir Monsieur le Commissaire. Permettez que je me présente : Lieutenant Artemus Jungle, de la BFG basée à K. Secteur 3.
– Je vois. Bonsoir Lieutenant. Comment avez-vous eu mon numéro, s’il vous plaît ?
– Le Chef du village de W., Président élu de notre région, me l’a confié.
– Je connais très bien Monsieur M.
– Les Forces de l’Ordre de son village, W., travaillent de concert avec vos agents, depuis ce matin. Vous confirmez cette information Monsieur le Commissaire, n’est-ce pas ?
– Tout à fait Lieutenant.
– Rien de spécial n’a été observé aujourd’hui ?
– Non, Lieutenant. Rien à signaler depuis que votre Brigade, en la personne du Capitaine H., nous a renseignés sur les faits et sur l’identité des suspects. Elle m’a appelé avant-hier.
– Très bien, Monsieur le Commissaire.
– Bonsoir, Lieutenant. N’hésitez pas à me rappeler en cas d’urgence. Dans tous les cas, nous restons en contact avec vos services.
– Merci Monsieur le Commissaire. Bonsoir. »
Après avoir raccroché, mon épouse entre dans le bureau et me demande :
« – Qu’est-ce qui te dirait ? Un steak frites ou des spaghettis bolognaise ?
– Ce que tu veux. Je vais venir t’aider.
– Très bien, Art. »
Mon épouse n’est heureusement pas de garde ce soir. Les enfants ont terminé leurs devoirs. Je prends quelques notes sur mon carnet afin de pouvoir rédiger après le dîner, poursuivre ainsi l’écriture de mon Journal. Une question me vient, que je pose sur la page très succinctement : « Passage du zodiac ? » Je ne peux minimiser la chose.
8 AM, ce jeudi. J’entre dans le Secteur 3, celui de la BFG. Le Capitaine H. est déjà présente, discutant avec notre secrétaire de l’Accueil. « Jungle, il faut que je vous vois. J’ai à vous parler. » me dit le Capitaine H. Dans son bureau, elle me demande de m’asseoir. Puis :
« – Quoi de nouveau, Lieutenant ?
– Monsieur M., le Chef du village de W., m’a téléphoné hier soir. La filature a débuté. Les Forces de l’Ordre de W. travaillent avec celles de la ville de E. L’information m’a été confirmée par le Commissaire V., que je me suis permis d’appeler après mon entretien avec Monsieur M.
– Bien. J’ai, pour ma part, plusieurs informations d’importance à vous communiquer. Le montant du butin s’élève à 4500 euros. Il s’agit là du vol de bijoux. L’un de nos enquêteurs s’est rendu auprès d’un orfèvre de renom, qui n’est autre que le Président de l’Union des Bijoutiers et Horlogers de notre région. Son jugement est exact. Quant aux denrées alimentaires que les suspects ont volées et dont le montant n’est sans doute pas loin d’atteindre le même prix, ils les mangent. Là encore, nos renseignements sont exacts.
– C’est ce que je pensais aussi, s’agissant de la nourriture. Quant aux objets précieux ? Que vont-ils en faire, mon Capitaine ?
– Ils ne peuvent pas les revendre, Lieutenant. Tous les bijoutiers de notre grande région sont avertis. Ils ont tous reçus les photocopies des photos d’identité des trois suspects. En outre, une vente sur Internet serait immédiatement décelée. Nous pouvons, sur ce point encore, faire confiance à nos services.
– Et les trois autres suspects, mon Capitaine ?
– Rien. On ne sait rien. Il faut patienter.
– Le bateau, mon Capitaine ?
– On n’en sait rien non plus. Il est évident qu’ils opèrent à bord d’un bateau. Mais nous ne savons pas où, ni quand, ils s’en servent. Nous ne savons pas quel est le bateau. Depuis trois jours, les résultats de la filature ne nous apprennent que peu de chose.
– C’est-à-dire, mon Capitaine ?
– C’est-à-dire que personne n’est encore sorti de son domicile autrement que pour se rendre à son travail ou pour faire ses courses. Il n’y a pas eu de rencontre entre eux. Ils habitent tous trois dans des appartements très éloignés les uns des autres. L’un habite à la périphérie de E., les deux autres dans l’hypercentre, mais à une distance de 15 km. C’est difficile, je vous l’avoue. Il faut patienter, Lieutenant.
– Oui, mon Capitaine. Et le port ?
– Aucun des trois ne s’y est encore rendu, d’après nos agents de W. et de E. Ils les suivent à toute heure, chaque jour, H 24.
– Et si nous tentions une opération de force, mon Capitaine ?
– Avec quelles preuves, Lieutenant ?
– Le résultat ADN.
– C’est insuffisant, malgré tout ; j’entends à ce stade de l’enquête. Nous devons interpeler six suspects, Lieutenant.
– Bien. À propos, mon Capitaine ?
– Oui, Lieutenant ?
– Me permettez-vous d’aller à E. ce matin ?
– Pour quelle raison ?
– Me rendre compte sur place, mon Capitaine. Je ne connais pas la ville.
– Je comprends Lieutenant. Vous prenez le V 12.
– Je vous remercie, mon Capitaine.
– Ainsi, vous verrez le port.
– C’est exact, mon Capitaine.
– Bonne visite, Lieutenant. »
9 AM. J’appareille à bord du V 12 après avoir téléphoné à la Capitainerie du port de E. Vitesse, 10 nœuds. Il pleut. Le temps est à la pluie depuis trois jours. La surface du fleuve et le ciel ont les mêmes nuances, les nuances de l’acier. La forêt autour a la structure d’un mur d’émeraudes, infranchissable. Je vais, au rythme imposé par les limites légales. J’ai le temps d’apprécier le paysage et la tranquillité de l’existence. Arrivé aux 8 km, lieu de rencontre du fleuve et de son affluent, la rivière qui traverse la petite ville de E., je dirige le bateau à bâbord toute et longe les rivages baignés de feuillages. Les 5 km qui séparent la zone d’afflux et le port de E. sont vite parcourus. Mon trajet aura duré 40 minutes. J’accoste le quai et amarre le hors-bord dans la zone militaire. J’entre dans la Capitainerie, décline mon identité et présente ma carte d’officier à la personne de l’Accueil. « Bonjour Lieutenant. Le Capitaine va vous recevoir. Veuillez vous asseoir dans notre salle d’attente, s’il vous plaît. » Au terme de dix minutes, le Capitaine se présente à la porte de la salle d’attente : « Lieutenant Jungle, bonjour. Veuillez me suivre. Je vous en prie. » Le Capitaine du Port me demande de m’asseoir face à lui puis prend place à son bureau.
« – Lieutenant Jungle, quelle est précisément l’objet principal de votre visite, outre celui de venir garer votre bateau au port ?
– Oui, mon Capitaine. Je souhaiterais savoir si ce type de zodiac figure parmi la liste des véhicules qui sont enregistrés ici, à quai.
– Montrez-moi, s’il vous plaît ?
– Voici, mon Capitaine. C’est une photocopie. J’ai imprimé cette photo hier soir d’après un site Internet de référence.
– Je connais bien cette marque en effet. De quelle couleur est le bateau que vous recherchez ?
– Il est de couleur blanche, Capitaine.
– Alors, je peux vous affirmer qu’il n’y en a qu’un dans le port.
– Parfait, Capitaine. Pouvez-vous me conduire sur place, s’il vous plaît ?
– Bien entendu. Allons-y, Lieutenant. »
Lorsque nous arrivons à l’endroit du stationnement réservé dans la marina, je reconnais de suite le type de zodiac qui faillit nous renverser hier, ma cargaison et moi. On ne s’arrête pas plus d’une minute devant. Nous continuons notre marche le long du quai, comme deux simples visiteurs en civil.
« – Maintenant, si vous le voulez bien Lieutenant, je vous invite à revenir à la Capitainerie pour que nous poursuivions notre entretien.
– Avec plaisir. Je vous remercie, mon Capitaine. »
À nouveau face à face dans son bureau, le Capitaine et moi discutons autour de la marque du zodiac suspect et de ses propriétaires.
« – C’est un bateau loué, Lieutenant. Tenez, voici les coordonnées et la photographie d’identité du locataire.
– Du locataire … Merci, Capitaine. C’est un leasing ?
– Oui, Lieutenant. Le leasing est signé pour une durée de 36 mois.
– Je vous remercie. Une dernière question, Capitaine, si vous le permettez.
– Lieutenant, je vous en prie.
– Combien sont-ils à bord ?
– Plusieurs, Lieutenant. Je dirais, le plus souvent, en trois et six personnes.
– Le plus souvent … Je vous remercie, Capitaine. Je vais passer quelque temps ici.
– Au plaisir de vous revoir, Lieutenant. N’hésitez pas. »
Au sortir de la Capitainerie, je reviens vers mon bateau et, sitôt monté à bord, compose d’abord le numéro de ma supérieure de Régiment, puis celui du Capitaine H., pour les prévenir des faits nouveaux. Le Sergent T. assurera mon remplacement pour les livraisons tout le temps que durera l’enquête, m’informe le Commandant. Quant au Capitaine H., elle prévient toutes les Unités et n’attend qu’un signal de ma part pour déclencher l’interpellation.
Aujourd’hui vendredi, 8 AM, je me réveille dans le bateau. Tout est calme. Je me lève et autour de moi règne une atmosphère de paix considérable. Une navette de la zone militaire du port, dans laquelle mon hors-bord est amarré, appareille lentement. Les sentinelles discutent un brin. Je me prépare un café pour prendre le petit-déjeuner. J’allume la radio FM et entre dans le tempo matinal de la variété participant d’une dynamique collective, sociale, dont chaque jour est fait. Les moteurs sont verrouillés. Le climat est toujours à la pluie. Je suis en train de vivre une période de pause à quoi l’enquête m’oblige. Sur le bureau de la cabine, à l’intérieur de laquelle je vais vivre sûrement plusieurs journées, sont présents plusieurs objets : mon carnet, un bloc de feuilles format A4, mon stylo, ma paire de jumelles Monarch. Le petit-déjeuner terminé, je sors faire ma toilette dans les sanitaires du port. Quinze minutes plus tard, j’éteins le dispositif sécurité à l’aide de ma télécommande et remonte à bord du V 12. Je m’assois au bureau pour rédiger mon Journal d’après les diverses notes prises ces dernières heures sur mon carnet. Écrire est une chance ; une chance qui me fut donnée à l’école, puis dans le cadre de mon cursus universitaire et militaire. Le Journal répond à mes objectifs professionnels. Le Journal me permet de me situer dans le temps. Il est un élément de résolution eu égard à ma dynamique quotidienne, résolution des doutes que cette dynamique peut susciter parfois, élément de résolution quant aux sentiments que cette même dynamique peut provoquer parfois. Le Journal me souhaite sincère face à lui, m’interrogeant à chaque nouvelle séance à laquelle il m’invite au titre de facteur décisif de mes heures vacantes, comme peuvent l’être le Poème ou la Partition pour Piano, à l’invitation desquels je réponds aussi, toujours favorablement. « Quelle heure est-il, Artemus ? », me demande le Journal. Je consulte ma montre. 10,30 AM. Je pose le stylo et me saisis des jumelles Monarch. Rien ne bouge, non, là-bas. Le zodiac demeure stationné dans la marina, emplacement C14. Deux nouvelles questions me viennent : Comment le hasard qui m’a permis avant-hier, mercredi, d’identifier ce bateau croisant ma route à une vitesse non autorisée, tandis que je faisais mes livraisons de denrées alimentaires, a-t-il pu me conduire jusqu’ici ? Où se dirigeait le zodiac à ce moment précis ? La réponse que je puis donner à la première question est que le hasard s’avère en l’occurrence heureux. La réponse que je puis donner à la deuxième question est la suivante : le zodiac filait vers K., la grande cité. J’appelle mon épouse. Tout va bien. Quelques minutes après que j’ai raccroché, mon téléphone sonne. Il est midi trente. « Allô, Lieutenant ? ». Je reconnais la voix de « L’Homme du Mas ».
« – Excusez-moi de vous déranger à l’heure du repas, Lieutenant …
– Ne vous inquiétez pas, Chef. Je n’ai pas encore déjeuné. Des nouvelles ?
– Oui, Lieutenant. Lors de notre dernière rencontre, mardi, je vous ai dit que l’un des suspects avait fait partie des membres de notre délégation. J’ai retrouvé son dossier. Il réside, vous le savez, dans un village situé à la périphérie de la ville de E. Je l’avais autorisé à s’inscrire car c’est une personne qui me paraissait très engagée dans notre lutte contre la déforestation et en faveur de la préservation de l’écosystème. Il est le président d’une association de protection de l’environnement dont le siège social est à K. Mais je crains que cette convention ne soit qu’un leurre, un prétexte pour faire du commerce illégal. Je vous envoie l’adresse par SMS.
– Je vous remercie, Chef. J’attends votre SMS. À bientôt.
– Até breve, Tenente. »
Aussitôt que j’ai raccroché, je reçois l’adresse sur mon smartphone. Le siège social de cette entreprise se situe près du port de plaisance de K. Nul doute qu’il s’y passe des choses autres que des actions en rapport avec la problématique de notre milieu naturel. J’ai maintenant sous mes yeux le plan de l’hypercentre de K. et l’exacte situation géographique de l’entreprise. J’appelle le Capitaine H. et l’informe de ce nouveau fait.
« – Je mets en place la filature, Jungle. Sinon, quoi de neuf à E. ?
– Rien, mon Capitaine. Tout semble calme.
– Rien à signaler.
– Non, mon Capitaine. Pas pour le moment.
– J’attends votre signal, dès qu’il y a du nouveau.
– À vos ordres, mon Capitaine. »
Dès la communication terminée, je me dirige vers la kitchenette et me prépare un chili con carne. Il est presque 13 heures. L’après-midi va être l’occasion de laver mon linge au Lavomatic de la marina, de marcher un peu le long des quais et de lire. « Bonjour, Lieutenant ! » C’est le Capitaine du Port. Nous discutons, le temps que mon plat soit prêt, puis : « Je vous laisse, Lieutenant. Bon appétit. Vous êtes le bienvenu. Asegúrese, teniente, de que vigilo los estacionamientos. De cerca. Te avisaré tan pronto como el motor esté en marcha. »
Tout en lisant cet après-midi du vendredi, je sens entre les lignes du Traité de Philosophie qui, en l’occurrence, exige une complète attention de ma part, des questions émergeantes et relatives à l’affaire des vols en série, donc à ma propre enquête. Je ferme l’ouvrage que j’ai lu jusqu’à la moitié à peu près, puis me saisis d’une feuille format A4 pour continuer la rédaction de mon journal. Mes questions sont les suivantes : Qui finance, au cours de l’échange entre les objets précieux et leur équivalent en espèces ? Que préparent-ils en cette période ? Le zodiac qu’ils louent approche à la vente la somme de 80 000 euros. Comment font-ils pour payer cette location sur 36 mois, compte tenu de leurs salaires respectifs, dont le plus élevé ne se situe pas au-delà de 3000 euros ? Tandis que je note chaque question sans savoir ni pouvoir y répondre pour l’instant, le Capitaine H. m’appelle :
« – Allô, Jungle ?
– Mon Capitaine …
– Ça bouge au siège de l’Association. Le principal suspect a reçu à 14 heures trois personnes, dont l’une est connue de nos services pour son implication dans un trafic de stupéfiants et pour avoir commis plusieurs braquages. Ils sont restés plus d’une heure dans les locaux, puis sont repartis, chacun dans sa direction. Nous atteignons le chiffre de six suspects, de fait. Le président de l’association est rentré chez lui. Les équipes de E. et de W. qui, vous le savez, travaillent conjointement, nous ont confirmé que le suspect a gagné son domicile à 17 heures. Nous demeurons à nos postes, en attendant la suite.
– Bien, mon Capitaine. »
Je raccroche. Un nouveau fait, un nouvel élément d’enquête. Ils sont bien six à opérer. Au-delà de ce chiffre, on peut penser à un réseau. Dans tous les cas, son démantèlement passe d'abord par l'interpellation des six. « Patience » n’est pas un vain mot ; il s’agit d’abord d’une vertu grande. Je quitte pour quelques heures la rédaction de mon Journal et ouvre à nouveau le livre. 20 heures à ma montre. Je vais me préparer à manger, une omelette aux pommes de terre et aux lardons. Je ferme le livre en laissant le marque-page aux trois-quarts du volume et commence juste à faire la cuisine quand mon téléphone sonne ; je décroche :
« Bonsoir Lieutenant. » C’est Monsieur Paul M., « L’Homme du Mas ».
« – Bonsoir, Chef.
– Avez-vous pu identifier le siège social de l’association ?
– Oui, Chef. Et je vous remercie encore pour cette information, qui s’avère précieuse à ce stade de l’enquête.
– Vous progressez j’imagine …
– Oui, Chef. Indéniablement.
– Bien. Le vol dont nous avons tous été victimes dans le village, vous ne l’ignorez pas, il y a deux mois aujourd’hui, me concerne en tant que citoyen, en tant qu’élu de notre région, de même qu’il concerne mon épouse, au titre de citoyenne et de maire du village de W. Nous nous sommes concertés, elle et moi, et avons formé de nouvelles hypothèses quant au mobile et au modus operandi. En effet, le premier cas connu de leurs forfaits est plutôt bruyant ; j’entends par là sans discrétion aucune : ils pillent, ils incendient. Dans le deuxième cas connu, je vous ai écouté, il nous est apparu, à mon épouse, à moi-même, qu’ils opèrent avec d’infinies précautions. Leur modus operandi est, par conséquent d’apparence contradictoire. Dans le premier cas, les agissements sont ceux d’une horde furieuse ; dans le deuxième, ce sont ceux de fantômes, ou presque. Vous voyez où je veux en venir, n’est-ce pas, Lieutenant ?
– La question du mobile, Chef.
– C’est exact.
– Quelle est votre nouvelle déduction ?
– L’argent. Mais dans des proportions qui peuvent devenir sensiblement plus grandes …
– Vous pensez à quel type de délit ?
– Pourquoi pas un braquage, Lieutenant ? Ce vol d’objets précieux ne leur suffira pas. S’agissant du vol des denrées alimentaires, ce grave délit s’inscrit dans le mobile comme fait essentiel.
– Pourquoi, Chef ?
– Parce qu’il participe de leur volonté de faire diversion. Leur modus operandi est une variable qui fonde le mobile.
– Soit, Chef. Le temps n’est-il pas aussi un facteur décisif, selon vous, dans le cadre du mobile ?
– Je le pense, en effet, Lieutenant. Ils recommencent au bout de deux mois. Leur prochaine échéance est fonction de ladite variable. Ce peut être dans six mois, un an et plus. Ce peut être demain. Leur modus operandi consiste à détourner l’attention, votre attention, la vôtre Lieutenant, et celle des membres de la Section de Recherches. Mais vous gardez l’avantage de la surprise.
– Vous parlez en professionnel, Chef …
– J’ai déjà connu ce type d’affaire, Lieutenant.
– Vous avez donc servi dans les Forces de l’Ordre ?
– Oui. Et d’abord, en ma qualité de militaire.
– Je note la perspicacité remarquable de vos déductions, Chef.
– Restez vigilant et de bonne humeur.
– Soyez-en sûr.
– Bonne soirée, Lieutenant. »
4 AM. Le téléphone me réveille en plein sommeil, ce matin du samedi.
« – Allô ?
– Bonjour, Lieutenant. Ils sont à bord du zodiac.
– Merci, Capitaine. »
Le Capitaine du Port vient de m’appeler. Ses mots résonnent encore quelques secondes après son message d’alerte. J’ouvre grand les yeux, me lève aussitôt et me saisis des jumelles Monarch pour observer la situation au stationnement C 14. Ils sont bien six. L’un d’eux monte sur le quai pour détacher les amarres. J’ai le temps de noter la présence de fusils automatiques et de sacs sur la banquette de tribord, avant qu’un deuxième homme ne les range avec précaution à l’intérieur de la cabine. Le pilote, que je reconnais pour être le président de l’association, démarre et procède à la manœuvre d’appareillage. Le doux ronflement du bimoteur laisse supposer sa grande puissance de progression sur l’eau. Il pleut légèrement ; un crachin sans conséquence eu égard à ma filature. 1 mille nautique. C’est la distance que je dois respecter pour les suivre. Je me prépare un café. En attendant que le percolateur remplisse ma tasse, je déverrouille le V 12. Après m’être restauré de la boisson chaude, je compose le numéro du Capitaine H. Elle répond au bout de trois sonneries :
« – Oui, Jungle. Je suis au courant. Le Commissariat central de E. a appelé pour nous prévenir de leur départ. Soyez prudent.
– Bien, mon Capitaine. Je démarre. »
Je mets le bateau en marche, à l’aube bleue traverse le port, le regard posé sur le radar du tableau de bord où j’ai établi la programmation de la distance limite ; ce qui veut dire que le hors-bord adaptera sa vitesse sur la vitesse du zodiac. Nous arrivons au grand port de K. en 40 minutes. Les suspects n’ont commis aucune infraction au code maritime. Le trajet vers K. s’est effectué à la vitesse de 10 nœuds. Le trafic maritime de fret est incessant ici ; de nombreux navires se croisent nuit et jour. Le zodiac est déjà amarré dans la marina lorsque, à mon tour, je me dirige vers ma place de stationnement attitrée, dans la zone militaire. Le Capitaine H. et deux coéquipiers m’attendent à bord de la 508 banalisée.
« Rebonjour, Jungle. Je vous laisse le volant. Ils sont là-bas. Voyez, le 4x4 qui démarre ? Vous le suivez à pas moins de 500 mètres, s’il vous plaît. On y va, Lieutenant. »
Je ne sais pas où ce 4x4 va nous mener. Mais j’ai l’ordre de le suivre avec vigilance. Chose dont j’ai l’habitude, sur terre également. Un coup d’œil sur ma montre, tout en enclenchant la 1ère vitesse. Il est 5 AM.
Au terme d’une demi-heure, nous arrivons aux abords d’un carrefour, intersection de deux avenues.
« – Prenez à droite, après le feu. Regardez, Jungle. Ils se garent. Dépassez-les tranquillement.
– Bien, mon Capitaine. »
Après avoir fait mon créneau, j’attends que le Capitaine H. me donne l’ordre d’éteindre le moteur de la 508, mais non. Elle me dit alors : « Laissez le moteur allumé, Lieutenant. Nous devons patienter. Je passe le message d’alerte à toutes les Unités. » Puis, elle adresse son message radio à tous les services qui se tiennent prêts pour l’interpellation, en précisant notre situation géographique. Le centre-ville n’est pas encore à son heure de pointe. Il n’est que 5,40 AM. L’un de nos coéquipiers, le Lieutenant L., sort pour vérifier ce que font les suspects en les observant, dissimulé derrière le premier bâtiment qui fait angle au carrefour. Il nous fait signe et nous comprenons qu’ils sont toujours dans leur voiture, qu’ils n’ont pas bougé ; pas encore du moins. Je pense à « L’Homme du Mas », à notre entretien d’hier, à ce qu’il me disait au sujet des intentions des suspects.
« – Mon Capitaine …
– Oui, Jungle ?
– J’ai constaté qu’il y a un guichet automatique à 50 mètres d’ici, en remontant l’avenue. Il y en a cinq autres dans l’autre avenue, où sont garés les suspects. Et c’est l’heure du convoi.
– Le convoi ?
– Le convoi de fonds, mon Capitaine. Les suspects sont armés. Ils ont des sacs …
– Oui, Jungle. Nous devons être rapides. »
5,50 AM. Le camion approche. Je vois grandir son image dans le rétroviseur. Le Capitaine H. donne le signal de l’interpellation à toutes les patrouilles et brigades. Le 4x4 suspect déboule soudain à dix mètres de notre lieu de stationnement, braque à gauche et s’immobilise en travers de la chaussée. En l’espace de 3 secondes, les six hommes cagoulés sortent de leur véhicule fusils mitrailleurs en main et sacs sur le dos, et arrêtent les transporteurs par des tirs en rafale. Le camion du convoi pile. « Maintenant, Messieurs … » nous dit le Capitaine. Nous sortons immédiatement de la 508, armes pointées sur les braqueurs. Je fais un tir de sommation et leur ordonne de lever les mains. Les renforts sont déjà là. Sirènes et gyrophares créent l’état d’urgence dans le quartier. À leur tour, nos collègues accouru(e)s sur place pour nous aider mettent les braqueurs en joue. Les convoyeurs sortent enfin de leur camion. Il n’y a pas de blessé. Les coupables se rendent, mains en l’air. « 6 heures 30. Opération terminée, Lieutenant. L’affaire relève maintenant du Pénal », conclut le Capitaine H. en se tournant vers moi, après que les criminels sont respectivement montés, menottes aux poignets, dans six voitures de Police.