

PUBLICATIONS LXII
Récit fictionnel

JEAN-MICHEL TARTAYRE
UNE ENQUÊTE D’ART JUNGLE
Le Casier 3
Récit fictionnel
Tous les matins, quand je regarde la Montagne-qui-parle, je jouis d’une plénitude parfaite en ce sens que je me sens simplement bien. Je sais par ailleurs que la Montagne-qui-parle est le lieu de mon inspiration, lieu privilégié s’il en est dans la mesure où y siège le Chœur des Muses qui, à mes heures vacantes, m’adresse des poèmes dont la plume est la révélatrice unique. Hier soir, le phénomène se produisit tandis que je songeais à la beauté du monde en buvant une tasse de thé sur la terrasse de mon jardin. Il est l’heure de me rendre au travail néanmoins : 7 AM s’affiche sur l’écran de ma montre.
Je démarre mon hors-bord. Le Grand Fleuve est paisible, le bateau file doucement vers sa destination, le Port de K. Les derniers rayons de l’aurore ornent de reflets étincelants l’eau et les arbres. Le ciel se marbre d’or et d’azur. À 7, 35 AM, je monte sur le quai du Secteur 3 et me dirige vers l’accueil, après avoir salué les sentinelles puis passé mon badge devant la boîte électronique sécurisée du portail d’entrée. J’ouvre les stores de mon bureau, allume l’ordinateur et me connecte au logiciel de notre Service. Le Commandant O. apparaît sur le seuil :
« Jungle, nous avons du nouveau. Tenez, regardez ce dossier. Appelez-moi quand vous l’aurez lu. J’en remets une copie au Capitaine B. qui, oui, vient juste d’arriver. Bonjour Capitaine ! … À tout à l’heure, Lieutenant. »
Elle sort et va au-devant de mon coéquipier. Je les entends dialoguer deux portes plus loin sans distinguer leurs paroles. Je consulte le dossier, en commençant par la première page. Il s’agit d’une série de cambriolages commis dans le même quartier, le quartier de L’Oiseau-Lyre, sis en bord de plage et aux limites de la mangrove, où le Grand Fleuve rejoint l’Océan. Les gens de mon village surnomment ce quartier : « El Canto de la Boquilla », soit « Le Chant de l’Embouchure ». Pas moins de quatre villas furent visitées et cambriolées avant-hier après-midi, en l’absence de leurs propriétaires. Je découvre que lesdits propriétaires sont quatre couples d’amis qui, au moment des faits, se trouvaient à la plage avec leurs enfants. Une dame, victime du délit, témoigne : « C’est quand nous sommes revenus chez nous, vers 17 heures, que mon époux et notre fils ont constaté que la porte d’entrée avait été fracturée. » Les dépôts de plainte des quatre ménages figurent en annexe. Le total du butin se monte à 3 500 000 euros. De nombreux bijoux précieux ont été dérobés : colliers, bagues et bracelets féminins principalement. Je contacte ma supérieure, qui me demande de passer la voir avec le dossier.
Le Capitaine B. est déjà présent dans le bureau du Commandant lorsque j’entre :
« – Je vous en prie, asseyez-vous, Jungle, me dit notre Commandant. Voilà, Messieurs, vous avez lu le dossier des plaignants. Une affaire qui se monte à 3 500 000 euros. Ils ont toutes et tous faits la démarche auprès de leurs assurances respectives. Notre objectif est d’abord d’identifier les suspects puis de les interpeller. Ce dossier fut établi hier matin par le Brigadier-Chef R. Je l’ai moi-même analysé avant de vous en faire part et de vous en transmettre les copies. Vous l’avez lu. Qu’en pensez-vous, Messieurs ? … Oui, Capitaine ?
– Le quartier de L’Oiseau-Lyre est, en cette période de saison sèche, très fréquenté. C’est un quartier de vacanciers. Je crois savoir qu’il s’agit de l’un des plus beaux quartiers de notre Cité de K.
– Oui, Capitaine. L’Oiseau-Lyre et son célèbre boulevard Soleil Grâcieux qu’agrémentent sur plus de quatre kilomètres son mail et ses alignements superbes de cocotiers. Oui, je sais Capitaine. Lieutenant Jungle, une remarque ?
– On surnomme ce quartier « Le Chant de l’Embouchure », en raison d’abord de sa situation géographique. Le Grand Fleuve se jette dans l’Océan à six kilomètres de ce quartier. Outre cela, le quartier possède son propre port de plaisance et il s’ouvre sur l’océan. On peut y accéder par la voie du canal, qui dessert toute la partie nord-ouest de K. C’est enfin une zone de référence en matière de compétitions d’offshore. Je connais ce quartier pour avoir souvent pêché dans ses parages. C’est surtout la pêche sportive qui est pratiquée. On y trouve du requin et de l’espadon. Sitôt pris, nous relâchons le poisson …
– Où voulez-vous en venir, Jungle ?
– Au contexte socio-économique du Chant de l’Embouchure, mon Commandant. Les voleurs savent où ils vont. Ils observent leur future victime.
– Il est vrai que Monsieur P., l’une des quatre victimes, vous l’avez lu comme moi, a subi depuis plusieurs semaines, je le cite, des appels anonymes. Aucun message, juste des appels.
– Oui. Il dit d’ailleurs que chaque numéro est différent.
– Tout à fait, Jungle. Ce peuvent être des messages publicitaires. Nous en recevons toutes et tous.
– Oui, mon Commandant. Mais …
– Mais, Lieutenant ?
– Regardez sur le dossier, page 5, il a noté un numéro de téléphone qui est apparu à plusieurs reprises lors de cette série d’appels.
– C’est vrai. Il l’aura donné par acquit de conscience, sans doute … Mais pourquoi pas commencer par là en effet. Tenez, je vérifie de suite … Voilà oui, regardez, Jungle … Capitaine, regardez …
– Un atelier de métallurgie, dit aussitôt le Capitaine B.
– Comment vous savez cela, Capitaine ? Nous n’avons qu’un sigle de quatre lettres et le numéro Siret.
– J’eus à traiter, il y a deux ans, un dépôt de plainte qui mentionnait entre autres cette société, la Société A.T.O.R., dans le cadre d’un litige opposant plusieurs entreprises. Il s’agissait d’un cas de concurrence déloyale.
– Bien. Messieurs, je vous invite à vous rendre auprès du responsable de cet atelier, si vous estimez que cela est faisable. Allez au moins sur place pour vous rendre compte. Nous nous revoyons après le déjeuner, 14 heures. Vous connaissez l’adresse, Capitaine. À tout à l’heure. »
Je démarre la 508 PSE. Nous sortons du Secteur 3, direction la zone industrielle de La Lagune.
« – C’est à une dizaine de kilomètres, Jungle, me dit le Capitaine B. Prenez le périphérique. Nous en aurons pour un quart d’heure.
– Vous ne pensez pas qu’il vaut mieux éviter la confrontation pour aujourd’hui au moins, Capitaine ?
– Vous avez raison, Lieutenant, et le Commandant a raison de nous prévenir. Il nous faut éviter de les mettre en alerte.
– Vous parliez de concurrence déloyale tout à l’heure, Capitaine. Pouvez-vous m’en dire un mot, s’il vous plaît ?
– Oui. Eh bien, la société A.T.O.R. fut impliquée à cette époque, il y a deux ans, dans une affaire litigieuse contre une entreprise artisanale qui se plaignait du fait qu’A.T.O.R. pratique des coûts de distribution à la limite de la légalité. L’affaire fut jugée par le Tribunal de Commerce aux dépens d’A.T.O.R., mais curieusement cette entreprise n’a jamais aussi bien prospéré depuis.
– Et le requérant, qu’est-il devenu ?
– Oui. Il s’agissait d’une S.A.R.L. Au bout de deux mois et malgré le jugement en sa faveur le directeur a mis les clés sous la porte, après avoir déposé le bilan auprès du greffe.
– Combien de salariés A.T.O.R. compte-t-elle, Capitaine ?
– Aux dernières nouvelles, cinq employés, auxquels il faut ajouter le directeur.
– Le chiffre d’affaires annuel ?
– C’est une société anonyme, moins de dix millions d’euros L’an passé, il atteignait 2 millions d’euros.
– Ah, quand même ! Vous les suivez de près.
– Oui. Je consulte, entre autres documents précieux à notre profession, le BODACC. Il est vrai, de surcroît, qu’A.T.O.R. m’intéresse particulièrement depuis ce litige.
– Qui sont les clients d’A.T.O.R., Capitaine ?
– Surtout des bijouteries, Jungle.
– Je vois.
– Oui, Jungle. Il ne m’étonnerait pas que la main-d’œuvre d’A.T.O.R. bénéficie de belles primes, malgré des salaires plutôt bas qui sont ainsi multipliés par 3 ou 4, au moins.
– Vous avez travaillé combien de temps dans la Brigade Financière, Capitaine ?
– Plus de dix ans, Lieutenant. J’avais choisi les mathématiques financières en option pendant mes Classes. Je me suis spécialisé dans ce domaine, de fait. Puis, on m’affecta d’abord au Département Intendance de notre Régiment avant que je rejoigne la SDAEF. À droite, Jungle, « Zone Industrielle ».
– Merci, Capitaine.
– C’est à 5 minutes d’ici. Après le rond-point.
– …
– Voilà, c’est ici. On va se mettre en planque, Jungle. Arrêtez-vous là-bas, sur le parking. »
Une vingtaine de minutes passe sans que nous ne disions un mot. On entend le chant des cigales. Le Capitaine B. m’adresse soudain la parole :
« – Jungle, vous avez pris le dossier d’enquête avec vous ?
– Affirmatif, mon Capitaine. Regardez dans la boîte à gants.
– Oui, nous avons les photos des bijoux volés … Quelle heure est-il ? 10, 45 AM. Appelez immédiatement le Commandant O. pour qu’elle nous envoie le renfort. »
Je contacte le Commandant O. et lui explique la situation. Après avoir raccroché, je dis « C’est fait. Ils seront là dans dix minutes. » Le Capitaine reprend :
« – C’est calme. Le patron est arrivé il y a un quart d’heure … Nous allons procéder à une inspection de routine, Lieutenant.
– Mais on vous connaît, Capitaine. Vous avez déjà travaillé dans l’affaire du litige …
– Je travaille toujours à distance dans ce genre d’affaires, Jungle. Non. Personne ici ne connaît mon nom. Personne ici ne m’a jamais vu. »
Nous sortons de la 508 PSE et nous dirigeons vers l’accueil de l’entreprise. Une dame nous fait entrer puis nous demande de patienter dans le hall, « le temps que Monsieur le Directeur arrive, je l’appelle. », confirme-t-elle. À 11 heures, le directeur d’A.T.O.R., Monsieur E., nous reçoit dans son bureau, le Capitaine et moi. Nous nous présentons au titre d’inspecteurs du travail. Mon coéquipier demande à consulter les comptes d’après le logiciel réservé à la gestion des dépenses et des ventes.
Au terme d’une trentaine de minutes, le Capitaine B. dit :
« Bien. Rien à dire, Monsieur E. Pouvez-vous nous conduire maintenant à l’entrepôt, s’il vous plaît ? »
Le directeur acquiesce à la demande de mon collègue et nous conduit à l’entrepôt. Je sais par ailleurs que la Brigade de renfort est déjà prête à intervenir, attendant un signal de ma part sur mon portable. Le lieu a une superficie de 150 m², d’après ce que nous dit Monsieur E. Le Capitaine demande ensuite à ce dernier où se trouvent les dernières livraisons :
« Venez. Je vous y conduis, Messieurs. Voilà, le rayon 28, casiers 1 à 30. Le casier 30 contient les objets et métaux datant d’avant-hier, le casier 1, contient ceux d’aujourd’hui. » Le Capitaine B. et moi nous mettons aussitôt à la tâche, mon coéquipier commençant par le casier 30 et cherchant ainsi à rebours, moi commençant au contraire par le casier 1 et selon l’ordre numérique. Je demande alors au directeur :
« – Monsieur E., le contenu de chacun des casiers est destiné à la refonte, n'est-ce pas ?
– En partie, Lieutenant.
– Car vous distinguez les pierres des métaux, non ?
– C'est exact. Nous ne fondons pas les gemmes. Seulement les métaux. Et c'est toujours selon la demande.
– Bien sûr, oui. Je vous remercie, Monsieur. »
Pendant ce temps, je constate que Monsieur E. n’est plus seul avec nous, trois de ses employés l’accompagnent et nous entourent des deux côtés, deux se tiennent à notre droite, en bout de rayon, un autre se tient près du directeur à notre gauche, donc à l’autre extrémité du rayon « Dernières Livraisons ». Le dossier d’enquête en main, pour ma part, je m’aperçois que les bijoux dérobés sont dans le casier 3 et le signale au Capitaine, qui confirme l’authenticité des bijoux eu égard à leurs photographies respectives, sept au total. Je regarde alors autour de nous et tente de prévenir mon coéquipier d’un coup d’œil. « Je sais, Jungle … », murmure-t-il. Le directeur et ses trois employés nous tiennent en joue : « Arrêtez, Messieurs, ou je demande à mes hommes de tirer ! », crie Monsieur E.
Le Capitaine le regarde droit dans les yeux et lui répond froidement :
« Monsieur E., je sais regarder d'excellents films, mais je ne m’en fais pas. Parlons franc. Les yeux dans les yeux. Vous dépassez vos quotas. Vol et recel de vol en bande organisée. Vous en aurez pour au moins dix ans, sans compter l’amende, Monsieur E. Seule, votre secrétaire sera jugée hors de cause, mais pourra témoigner. J’ai ici la preuve de ce que j’avance, à inscrire d’ores et déjà au passif de votre casier, celui de la Justice. Tenez ! »
Puis, avec une dextérité extraordinaire, il soulève le casier 3 et le projette sur sa gauche, avec une force non moins extraordinaire, visant le directeur et son sbire, tandis que je me baisse et dégaine mon Browning du holster en visant les jambes sur ma droite. Les deux hommes que je visai tombent ; après quoi, je transmets le signal à la Brigade d’Intervention. Le directeur, quant à lui, n’a pas eu le temps de tirer sur mon collègue, assommé qu’il fut par l’impact du casier de 20 kg sur sa tête, et tombé à la renverse contre son employé, lui-même emporté dans ce mouvement de chute et, par cette raison, ayant perdu tous deux leur arme. Le Capitaine B. les tient l’un et l’autre en joue. Les Forces du Commandant N. sont là, de surcroît. Elles ont pris le contrôle de la situation, ayant menotté les deux autres employés et procédant de la même façon contre nos quatre agresseurs. Enfin, le Capitaine se rend au-devant du Commandant.
« – J’appelle les Secours, Capitaine, déclare le Commandant N.
– Oui, Commandant. Jungle en a touché deux aux jambes. Nous avons besoin des Sapeurs-Pompiers.
– Du bon travail, Capitaine.
– Je vous remercie, Commandant … Mais où est passé Jungle ? …
– Ici, Capitaine. Je vous attends, Messieurs, près du casier 3 … pour la photo. J’ai réuni les bijoux. Voyez, Capitaine : 3 500 000 euros dans une seule main !
– Vous êtes impayable, Lieutenant.
– Commandant N., Capitaine, … Je vous en prie … Le temps que je règle le retardateur … Voilà ! je vous rejoins.
– À la faveur des Vertus, Jungle ! s’exclament-ils tous les deux en chœur. »
